Nous avons pris conscience de la nécessité de prendre en compte ce que l’on a appelé « l’environnement », bref, la nature. Notre développement ne peut plus se faire comme si toutes les ressources naturelles étaient renouvelables à l’infini. Nous n’avons qu’une Terre. On ne peut pas polluer sans fin. Continuer comme cela, ce n’est pas possible. Enfin, certains en pris conscience, et ceux qui ne l’ont pas fait l’affirment de plus en plus bruyamment. Ce camp est parvenu au pouvoir aux Etats-Unis. Emmené notamment par des industriels, voire des néo-survivalistes et plus largement, de puissants climatosceptiques, le retrait de l’accord de Paris sur le climat est leur façon d’affirmer : « nous ne partageons plus un monde commun ! »[a]. Une façon de clarifier encore ce que G. Bush disait déjà en 1992 : « le mode de vie américain n’est pas négociable ». Le pouvoir américain est plus que jamais hors-sol : peu importe que la planète ne puisse pas supporter les projets de développement de chaque nation mis bout à bout, nous, Américains ne sommes pas concernés.

Pour les autres, tous ceux qui vertueusement se revendiquent « écolos » ou du moins « responsables », il est nécessaire de modifier la façon dont nous allons nous développer. Notre modernité doit recouvrer un peu de la sagesse ancestrale, le progrès ne consiste pas forcément à produire toujours plus mais à vivre mieux. Bref, il faut civiliser la manière dont nous étendons la civilisation.

Le débat fait rage entre différentes options qui permettraient de remettre un peu de bon sens dans notre modèle de développement, pour qu’il devienne plus durable. Pour les uns, nous devons, chacun de nous, adapter nos comportements : si nous consommons de manière responsable, nous devenons acteurs d’un changement de société. Pour les autres, chaque entreprise devrait intégrer les questionnements liés à son impact environnemental au travers de la RSE (responsabilité sociale et environnementale des entreprises). Pour les troisièmes, l’État devrait avoir un rôle majeur : pourquoi ne pas intégrer dans nos politiques publiques un vaste plan de transition écologique qui, non seulement, nous ferait entrer dans une nouvelle ère, mais en plus, créerait des emplois ? Pour forcer la transition de nos modèles productifs, nous devons d’après les quatrièmes intégrer dans la comptabilité le coût des prélèvements naturels, donner une valeur à la nature. Pour les cinquièmes, le droit doit définir des limites là où les acteurs économiques seuls n’ont pas intérêt à adapter suffisamment leur comportement. Ces solutions peuvent parfois se recouper, et d’autres options sont sans doute sur la table.

Mais notre modèle de société est-il compatible avec de tels programmes ? Autrement dit, ces options sont-elles à même d’amender efficacement ce modèle ? L’enjeu n’est pas simplement moral. Le désir d’accumulation matérielle n’est pas l’origine du productivisme. Nous n’avons pas affaire ici à une pulsion que chacun de nous devrait réfréner, ou qu’une autorité devrait limiter pour nous. Cette pulsion existe, sans doute, mais elle ne peut exister et prospérer que parce que notre société est fondée sur des principes qui la permette et l’encourage.

La dynamique qui a engendré la crise écologique n’est pas séparable de notre modernité. « Ainsi la chaîne, progrès technique – progrès économique, a pour moteur le progrès scientifique et pour conséquence le progrès social. », s’émerveillait Jean Fourastié dans ses célèbres Trente Glorieuses.[b] La dynamique de croissance, d’une augmentation continue de la production, est ainsi merveilleuse car chaque avancée économique permise par les innovations techniques nous offre l’accès à davantage de biens matériels. Le travail est de plus en plus facile et nos vies de plus en plus confortables. Cette chaîne qui lie adoration de la Technique et ce que nous concevons comme progrès social peut être verdie, sans doute, à coup de règlementations et de nouveaux progrès techniques.

Mais la destruction de notre milieu naturel est inscrite dans la séparation originelle apparue avec la modernité, une séparation entre les activités humaines concrètes et la valeur que nous leur avons donnée et qui guide nos actions malgré nous. Nous avons inventé le travail, dont le premier enjeu est de produire de la valeur économique, et dont l’utilité éventuelle de ce qu’il produit concrètement n’est là que pour réaliser cette valeur par la vente. Le moteur de notre société, c’est d’abord la production de toujours plus de valeur, et le côté matériel et concret du travail qui produit la valeur ne vient que dans un second temps. Nous le voyons chaque jour où les hommes politiques de tous bords célèbrent la croissance et la création d’emplois, tandis que la nature de ces emplois ou la vie quotidienne des travailleurs est comme invisible, accessoire. Le concret s’est inféodé à une abstraction, la valeur. La société a fait de l’argent le guide pratique de ce que nous devons produire, l’argent étant à la fois la source et la destination de ce qui est produit, avec une seule ambition : en accumuler toujours plus. Non par faillite morale, parce que nous serions avares, mais parce que c’est sa logique. Quand bien même je refuserais de travailler, on me rappellerait illico que c’est par le travail que je peux accéder aux richesses produites, qu’elles soient agricoles, industrielles ou immatérielles.

C’est dans ce contexte de sacralisation du travail abstrait que l’idée de « ressources naturelles » est apparue, comme carburant nécessaire à notre progrès. Nous avons progressivement séparé la nature de la culture, comme nous séparons aujourd’hui l’écologie de l’économie : d’un côté, là d’où nous tirons les richesses nécessaires, de l’autre, là où nous les accumulons. Nous avons commencé à théoriser l’existence d’une nature qui serait extérieure à nous, humains civilisés. Puis la nature a cessé d’être vivante, et nos esprits ont cessé d’en faire partie.[c]

Le productivisme n’est pas un accident : il est l’expression d’une croyance sociale selon laquelle nous devons économiquement croître pour progresser. Cette production peut plus ou moins abîmer « la nature », et d’autant moins à mesure qu’elle est conçue comme ressource à préserver et à gérer plutôt qu’à simplement exploitée. Comme c’est sans doute un progrès social pour les travailleurs d’être préservés et gérés en tant que ressources humaines plutôt que simplement exploités.

Verdir le progrès est sans doute défendable. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Que nous devons encore en passer par la Technique, continuer de croire en elle et au couple que forment progrès technique et progrès économique. Face à une si puissante chaîne du progrès, cela risque fort d’être un sympathique synonyme d’un contrôle technocratique sur la production, et donc d’une dépossession toujours plus grande de notre monde vécu.

 

 

[a] Voir sur ce point l’analyse de Bruno Latour dans son dernier livre, Où atterrir ?, La Découverte, 2017. La question qu’il se pose est notamment celle-ci : comment expliquer l’apparente absence de la question écologique dans le débat public alors que les dérèglements écologiques sont avérés et connus depuis les années 1970 ?

Son hypothèse est que cette question structure en réalité le champ politique, mais en creux, sans s’énoncer comme telle. Puisqu’il n’y a pas de Terre correspondant au projet de globalisation libérale, d’extension du mode de vie occidental à tous, puisque ce « monde commun » n’adviendra jamais, alors continuons à nous enrichir sans nous en soucier : nous aurons les moyens de continuer à vivre sainement, et tant pis pour les autres. Il est urgent de faire sécession. Les marqueurs politiques de la présidence Trump clarifient cette logique : fermeture des frontières aux non-occidentaux, retrait des accords sur le climat, défiance accrue vis-à-vis des institutions internationales, … D’un autre côté, « les ultrariches se préparent au pire » comme le relate l’article d’Evan Osnos traduit et paru dans le n°7 de la Revue du Crieur.

Ce qu’on a appelé les « populismes » sont autant de façon de réclamer une protection, un retour à du Local face à la globalisation.

[b] Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses, Fayard, 2004, p.161.

[c] Sur cette analyse, voir notamment le livre d’entretiens d’Ivan Illich avec David Cayley, La corruption du meilleur engendre le pire, en particulier les chapitres III et IV, et sur la question de la mort de la nature, The Death of Nature, de Carolyn Merchant.