Les discussions sur des sujets politiques, quand elles s’appuient sur le vécu concret des personnes, ou bien qu’elles y touchent de près ou de loin, ont parfois tendance à fâcher, car une opinion exprimée par l’un·e peut résonner en l’autre comme une attaque sur sa manière de vivre.

N’est-ce pas notamment pour cela que les critiques sociales radicales sont souvent perçues comme violentes ? Non parce qu’elles conduisent à la violence, ou qu’elles pratiquent le terrorisme, mais parce qu’elles remettent en question ce que nous faisons – et par là nous pouvons nous sentir attaqués.

Le plus souvent, ces critiques sociales pourtant ne s’attaquent pas nominalement à quelqu’un : elles ne vous reprochent pas d’agir ainsi, elles pointent les raisons pour lesquelles vous agissez ainsi, et proposent de changer les conditions sociales qui favorisent cette façon de faire.

Ainsi, on peut entendre des gens dire : « les classes sociales n’existent pas » ou « je ne crois pas à la lutte des classes ». [i] Ce qu’ils ajoutent ensuite ressemble généralement à quelque chose comme : je crois que la société doit être unie, que parler de classes et pire encore de luttes des classes, c’est attiser la violence, la division entre les gens.

Mais du point de vue des théories sociales qui étudient les classes sociales et leurs dynamiques, c’est absurde : ces théories apportent un certain regard sur la réalité, certes, mais la violence de la situation préexiste à la violence que peuvent ressentir les gens en en prenant conscience.

De la même manière, remettre en cause un modèle de société qui serait destructeur pour l’environnement ne revient pas à attaquer une personne sur chacun de ses gestes. Si c’est le modèle social qui est mis en cause, je peux certes agir pour essayer d’en changer, mais je ne peux être jugé comme responsable de ses maux si je n’y parviens pas.

La critique du travail n’attaque pas les travailleurs mais une logique sociale que les travailleurs subissent. La critique du patriarcat n’attaque pas chaque homme mais une logique sociale qu’ils subissent eux aussi.

Dans tous ces cas, une partie de la nécessaire action politique se joue, certes, au niveau de la personne. On peut adapter ses comportements, renouveler son imaginaire, s’engager dans des mouvements collectifs. Chaque personne porte ainsi, si ce n’est une part de responsabilité, du moins une marge de manœuvre qui peut contribuer à influer sur le cours des choses.

Mais cette action elle-même s’inscrit dans une analyse, des convictions, une stratégie. La critique, les pensées d’autres personnes, n’ont pas nécessairement de portée morale. Les arguments rationnels qu’elles déploient peuvent emporter l’adhésion mais ne constituent pas une vérité absolue. Je peux être en désaccord sur l’analyse, je peux porter des convictions opposées, je peux être d’accord sur le constat mais être porteur d’une stratégie d’action différente. Autant de raisons pour lesquelles mon action ou ma non-action pourrait se justifier, sans que je ne mérite un procès en cohérence ou en faute.

Si les opinions politiques sont parfois perçues comme des attaques, ou des jugements sur la personne, c’est sans doute qu’elles s’inscrivent dans un contexte marqué par une certaine forme du libéralisme. Celle-ci conduit tout à la fois à nous désigner personnellement responsables de notre sort et à imposer pourtant une lecture unique de ce qui est bien. Ici le jugement ou la responsabilité ne sont plus simplement philosophiques, au sens où on utiliserait notre esprit, notre entendement, mais ils sont davantage de l’ordre du tribunal : on cherche à voir si je suis coupable.

En tant que consommateur, je peux revendiquer de contribuer à réduire l’impact négatif de mes achats. Mais cet argument se retourne contre le consomm’acteur : vous revendiquiez un rôle dans la transition écologique, eh bien, maintenant, on vous laisse vous en débrouiller.[ii] Or bien souvent, « tout est permis, mais rien n’est possible », selon l’adage de Michel Clouscard, car vous n’avez pas réellement la possibilité de faire autrement. C’est le cas si votre pouvoir d’achat est limité, si vous n’avez pas accès à des informations fiables sur les produits, si vous êtes pris par des contraintes diverses. Votre seule option véritable est de rendre possible une action via un collectif, qui va devoir affirmer sa volonté de rupture.

Mais, d’autre part, toute remise en cause du consensus, de l’ordre établi, est dénoncée comme violente, illusoire, dangereuse.[iii] Ces remises en causes sont idéologiques donc despotiques. Ainsi, on vous dénie en réalité le choix de votre mode de vie, et il devient plausible qu’une théorie s’attaquant à ce mode de vie puisse vous blesser. Non parce que vous l’avez choisi, mais parce que vous devez le justifier a posteriori, et d’abord pour vous-mêmes.

Enfin, les critiques radicales sont concurrencées par des thèses plus simples qui fonctionnent précisément sur la culpabilisation, en offrant des coupables facilement identifiables. Ces thèses sont parfois les caricatures de théories existantes. Par exemple, la théorie de Marx n’est pas une mise en accusation morale de méchants bourgeois oppressant les pauvres, mais pointe une structure de domination dans laquelle les capitalistes ne sont eux-mêmes que des « officiers » et « sous-officiers » « qui exercent le commandement au nom du capital ». Ainsi la domination de classes sur d’autres s’éclaire à partir de logiques qui les dépassent, et dans lesquelles les individus ne sont responsables que de leurs actions individuelles. Mais il est possible de la détourner pour en faire le levier d’une mise en accusation personnelle, et cette accusation elle-même peut se justifier en invoquant des critères moraux. Comment éviter dès lors de se sentir attaqué, puisque je suis par ailleurs attaqué et jugé de toute part ?

Cette ambition implique sans doute à la fois le destinateur et le destinataire de la critique, pour parvenir à ce que les remises en cause des différents aspects de nos modes de vie, qui par définition nous concernent, ne soient pas vécus comme des jugements sur la personne ou ses actes, mais comme l’invitation à nous émanciper des déterminants sociaux de nos actes.

[i] Ainsi du célèbre ex-ministre du budget Jérôme Cahuzac le 7 janvier 2013 sur le plateau de l’émission Mots croisés.

[ii] « Au final, celui qui décide, ce n’est pas le Ministre qui autorisera ou interdira telle ou telle molécule. Ce n’est pas non plus l’agriculteur ou le transformateur qui produira sans se soucier des attentes nouvelles. Celui qui décide, c’est le consommateur, qui, en conscience, vote pour chacun d’entre vous en effectuant ses achats. » déclarait ainsi le ministre de l’agriculture Stéphane Travers lors de son discours d’inauguration du Salon international des productions animales à Rennes le 12 septembre 2017 (sic).

[iii] Une analyse que détaille Chantal Mouffe dans L’illusion du consensus, Albin Michel, 2016.