Nous devons chercher à sortir de la passivité du consommateur, dans tous les domaines de notre vie. Nous sommes face à un spectacle permanent qui nous distrait et nous commande de nous tenir à l’écart de la construction du monde dans lequel nous vivons. L’environnement dans lequel nous évoluons est synthétique, programmé, conçu industriellement de la meilleure des manières possibles. Nous y avons de moins en moins voix au chapitre. Nous sommes réduits à la passivité, et nous voulons agir, pour redevenir acteurs et auteurs de nos vies.
Symboliquement, l’école est la première phase de notre conditionnement à cette situation de consommateur. L’école nous enseigne en premier lieu que le savoir doit être validé par une institution sur laquelle nous n’avons pas de prise, pour pouvoir être recevable. L’école est le bras armé des systèmes étatiques et économiques, qui colonisent notre capacité à nous exprimer, en nous imposant son langage. L’école transforme le savoir issu d’une libre co-activité instituante en un produit conditionné via des programmes scolaires. L’école nous enseigne que nous avons besoin de l’école pour apprendre, et c’est son enseignement le plus fondamental. Par extension, elle nous enseigne que nous avons besoin d’un service pour répondre à un besoin. Elle nous enseigne aussi que nous avons besoin de l’école pour accéder à un niveau de vie satisfaisant qui puisse nous permettre d’acquérir ces services. Incidemment, le savoir que nous apprenons à l’école nous aide à nous constituer en tant que sujet pensant. Mais dans le même temps, elle réserve la légitimité de l’usage de son propre entendement à ceux qu’elle juge capables. Dans ce mécanisme, les professeurs se désespèrent d’être soumis à des contraintes empêchant leur activité volontaire d’émancipateur et d’être pris dans un engrenage qui les dépasse. Ces contraintes ont pour objet de les réduire à un rouage du système.
La télévision, bien sûr, est un objet de consommation qui joue en même temps le rôle de boîte à passivité nous vantant les mérites des politiciens et des grands décidant à notre place, autant que les mérites des services divers que nous pouvons consommer pour rendre notre vie plus confortable. La télévision évolue en un flot permanent d’images mutant en plateforme de vidéo à la demande, nous permettant d’assouvir nos pulsions mortifères pour l’abrutissement, qui seul peut nous permettre de supporter notre condition de passivité. Le spectacle que nous regardons sans pouvoir réagir poursuit cette entreprise d’humiliation de notre parole, en nous condamnant à écouter, et condamnant ceux qui s’expriment à modifier leur usage du langage de manière à ne pouvoir nommer les choses que dans le langage du système économique et politique, et ridiculisant méticuleusement le langage vernaculaire de la vie quotidienne, comme grossier, inadapté, témoignage pittoresque, comme sont ridiculisées les initiatives et les discours contestataires, qui tel un blanc d’œuf battu en neige, prennent une forme violente, inquiétante, ou bien détournée et folklorisée.
Notre passivité est tout autant matérielle que symbolique, et nos villes en forment le meilleur exemple. La ville est toute entière espace de passivité. Dans la plupart des langues, on peut dire vivre pour habiter, et habiter est un art de vivre. Mais que devient l’art d’habiter, d’occuper l’espace, de modeler son territoire, lorsqu’il est tout entier confié à des professionnels, experts mandatés pour aménager nos espaces de vie ? Nous sommes désormais dépossédés de notre droit à modeler la ville et, lorsque nous sommes trop pauvres, du droit à y habiter. Des aménageurs certifiés, appuyés par des promoteurs, et pilotés par des élus, ont préempté la possibilité pour nous de faire ce que des générations d’aïeux ont fait avant nous : laisser une trace dans le paysage. Les communaux sont morts en même temps que le foyer, remplacés par des espaces publics où nous ne pouvons plus que circuler sans y avoir prise, et un espace privé que seuls les plus riches peuvent encore transformer à leur guise, tandis que les pauvres doivent y réfléchir à deux fois avant de percer un trou dans le mur. Ce que nous appelons les espaces publics dans la ville sont d’ailleurs souvent si éloignés de ce que les belles théories politiques appellent l’espace public que nous avons à peine la place de nous croiser sur le trottoir, le bruit des voitures couvrant de toute façon l’écho de nos conversations. La ville est un espace où se déplacer par soi-même est rendu plus compliqué que d’être transporté, la voirie étant largement réservée à des moyens de transport publics ou privés : l’habitant privé d’un moyen de transport motorisé est un piéton, condamné à respecter le code de la route devant sa propre porte, y compris s’il n’utilise jamais cette route destinée aux voitures.
Ce même piéton pour se nourrir tire partie des multiples services que lui offre la modernité. L’alimentation est devenue le symbole de la passivité à laquelle nous sommes réduits, et parfois des insultes que nous devons endurer. Plats industriels touchés par des scandales sanitaires, viande de cheval dans des lasagnes, nous en sommes réduits à être des consommateurs responsables, sachant distinguer entre une foultitude de labels, d’indications et d’ingrédients, pour simplement éviter que ce que nous avalons ne nous empoisonne. L’art de cuisiner est désormais une marque de résistance, souvent réservé à ceux à qui l’exigence du travail laisse suffisamment de temps. Pour les autres, une foule indistincte de livreurs à vélo rose, verte ou bleue, se chargera de leur apporter en un temps record un véritable plat cuisiné maison dans un restaurant, s’ils en ont les moyens, ou bien un burger industriel de première main.
Là où nous croyons être le plus actif, comme dans notre travail, nous sommes toujours passifiés. Comme si l’on cherchait par tous les moyens à nous rendre inoffensifs, à désarmer toute ardeur. L’organisation du travail, quand bien même on célèbre notre responsabilité, tend dans deux directions où nous sommes tout autant consommateurs. L’une est le prolongement de la logique taylorienne, qui tend à programmer le travail, et à exiger le respect des procédures prévues, en s’appuyant sur une machine bureaucratique. L’autre tendance, qui ne se prive pas de se revendiquer libératrice par rapport à la précédente, nous invite subtilement à diriger notre énergie vers le but fixé par un autre, en jouant de la gamification, en transformant notre travail en un parcours ludique et agréable.
Cette passivité envahit l’ensemble des domaines de notre vie, à mesure que nous bénéficions de toujours plus de services, que le progrès fait son œuvre, que la technique révolutionne nos existences. Nous pouvons nous féliciter du confort qui nous est procuré, ou d’avoir une bonne situation en comparaison d’autres époques ou d’autres pays. Mais la vérité, c’est que nous en souffrons intérieurement. Nous nous sentons agis, et parfois nous nous sentons simplement vides. Nous remplissons nos existences jusqu’à la nausée, pour ne pas avoir à penser à notre situation. Nous nous sentons coupables car nous devrions être heureux.
Cette passivité et ce qui en découle pour notre santé psychique n’est pas un problème simplement individuel ou psychologique. C’est une question politique fondamentale. Car ce qui est en jeu, c’est de choisir entre notre confort et notre liberté.
Retrouver l’art d’habiter, de manger, de faire, de parler, de se déplacer, de comprendre, de s’éduquer soi-même. Refaire de nos territoires un lieu où nous nous projetons, que nous pouvons modeler avec nos voisins, et choisir ces voisins eux-mêmes en fonction de l’existence ou non d’un projet de vie commun. Là est l’un des enjeux politiques les plus fondamentaux de notre temps. Mais il faut bien dire ce que nous devons rejeter : le fétichisme de la marchandise, le bonheur de la consommation.
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