Vous vous rassemblez avec quelques ami·e·s ou connaissances et vous partagez une ambition commune. Vous souhaitez mener ensemble un projet qui vous tient à cœur et que vous aimeriez voir se réaliser. Votre projet s’inscrit sans doute quelque part dans la transition vers quelque chose d’autre, comme, au moins en partie, une alternative concrète au système.

Vous vous lancez et puis, avant d’avoir fait quoi que ce soit, vous passez du temps à discuter des statuts, des modalités de la création.

Puis, à chaque fois que vous discutez des différents paramètres et contours de votre projet, la question revient sur la table : quid de la légalité ? de notre responsabilité ? des normes à respecter ? des nouvelles obligations demandées par la mairie ?

Vous vous sentez obligés de passer des heures à questionner les forums juridiques, l’un d’entre vous systématiquement vous interpelle sur le sujet. Vous publiez une feuille de chou, mais qui sera le directeur de la publication ? Vous organisez un événement, mais comment être sûr de respecter les mille et une normes de sécurité et posséder les quarante autorisations nécessaires ? Vous ouvrez un lieu, mais comment garantir que chaque recoin en soit surveillé en permanence, de manière à se prémunir contre la moindre mise en cause de votre responsabilité pénale ?

La maladie du siècle

C’est certain : vous êtes atteints de légalismionnite. Maladie contagieuse et relativement courante, elle peut être bénigne lorsqu’elle est bien soignée. Mais elle peut aussi être extrêmement dangereuse si on la laisse se développer sans traitement.

Ses principaux symptômes : se poser systématiquement la question de ce qu’on risque, ce à quoi on a droit, ce qui est interdit, dès que toute proposition concrète est mise sur la table, et, bien souvent, ne jamais se poser la question de l’éthique de ce qu’on va faire.

La démocratie c’est le droit, dirait Alain. Mais point de véritable interrogation sur le Droit et les principes ici : c’est la procédure qui prime. La peur du gendarme et du bureaucrate.

Une peur paradoxale, car les projets dont je parle ne sont pas des projets criminels, mais du point de vue de la loi, des projets tout à fait banals, courants. Ceux d’honnêtes citoyennes et de bons citoyens, en somme.

Petite éthique de la soumission

Ce qui paraît une très bonne pratique d’anticipation des risques et de prise en compte du contexte est ainsi en réalité un rituel de soumission répétée à la technostructure.

Une allégeance à la bureaucratie là où on voudrait pouvoir y lire une incarnation des principes démocratiques en acte, une célébration concrète des valeurs de la grande République.

Les seules questions qui sont abordées sans légèreté sont maintenant celles qui concernent le modèle économique et la rectitude vis-à-vis des normes.

Là où vous croyez monter un projet alternatif, convivial, de transition d’avec un système que vous voulez dépasser, c’est répéter à chaque instant une formule de soumission au néolibéralisme. Gouvernés non plus par nous-mêmes ou des principes que nous avons gravés au fronton de nos bâtiments, mais par des règles de procédure et l’inclination tacite à la concurrence. Par l’agenouillement quotidien devant l’Etat et le marché ne formant plus qu’un.

Nous instaurons nous mêmes, à chaque discussion, une nette distinction entre ce que nous aimerions vivre et ce que nous vivons, entre ce à quoi nous aspirons et ce que nous nous permettons. Nous rejetons dans l’utopie nos véritables désirs pour ne pas avoir à voir combien nos vies sont hors-sol, gouvernées par des abstractions.

Nous nous focalisons sur des sigles, des statuts, SCIC, Scop, ESS, loi 1901, qui peuvent s’incarner dans des réalités très différentes. Nous mettons de côté la réalité humaine, le concret, le réel de la vie des organisations, les amitiés, comme aveuglés par les phares de normes exogènes. Aveuglés par la lettre des lois au mépris de l’esprit de votre projet. Comme s’il était plus beau de déposer des statuts en préfecture que de vivre l’aventure humaine, de respecter rigoureusement les procédures en vigueur et sans délai que de réaliser vraiment notre projet.

Ce serait sans gravité en effet, anecdotique, tout relatif, si cela ne conduisait pas à se gargariser du Bien que l’on est en train de faire en ne s’interrogeant jamais sur ce qui serait bon, sur ce qui serait souhaitable. À ne pas s’interroger sur notre responsabilité concrète et éthique, mais sur notre responsabilité abstraite et juridique.

L’impératif posé par Kant d’agir « de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle » est remplacé par une attention à « agir de telle sorte que la législation locale puisse toujours valoir en même temps comme maxime de votre volonté ». Ne parlons pas d’une éventuelle éthique de la discussion qui chercherait à faire converger les participants sur des normes communes par un dialogue rationnel : seul est raisonnable l’existant, et l’existant qui se conforme le mieux à la loi.

C’est un piège dans lequel tombe d’autant plus facilement les non juristes qui sont comme fascinés par les textes, tandis que les plus à l’aise avec le droit ont plus de facilité à se demander d’abord ce qu’ils veulent faire pour ensuite faire en sorte ce soit autorisé.

Aide-toi, les blogs t’aideront

Ce piège est entretenu et cela est visible dans toute la société : si vous cherchez sur internet comment lancer un projet, une entreprise, une association ou quoi ou qu’est-ce, on vous dira tout sur les lois, les statuts, les actes, les procédures et les livres de compte. Chez les gens qui prétendent vous y aider, vous trouverez très rarement par contre de quoi vous interroger sur le sens de ce que vous faîtes, sur la manière de réguler vos discussions et vos débats, bref, sur l’essence d’un projet collectif.

Partout on vous expliquera comment vous prémunir de l’imprévu, comment signer entre vous des contrats qui vous protégeront les uns des autres, puis d’avec l’extérieur. On vous dira d’ouvrir le parapluie. On vous apprendra comment gérer la défiance et à ne jamais faire tout à fait confiance.

Communauté et société

D’amis qui veulent monter un projet ensemble, vous deviendrez associés, partenaires d’affaires, les frontières se brouilleront entre l’intérêt et le désintéressement et vous serez petit à petit plus distants, plus méfiants. Vous vous installerez dans une dualité entre ce qui relève de vos intérêts et ce qui n’en relèvent pas. Vous serez dans le flou quant à ce qui sont des conversations amicales et des relations d’intérêt ou de pouvoir. Entre vous, vous vous moulerez toujours plus dans les statuts que vous avez vivement discuté, vous installant dans votre poste d’opérette, apprenant à vous comporter en autre parmi les autres, mais pourtant toujours pressés d’être authentiques.

Petit à petit, même avec les meilleures intentions du monde, vous proclamez votre humanité en bâtissant de l’inhumain.

Vous apprendrez comment programmer sur des mois ou des années ce que vous allez vivre. À parer tout imprévu, à vous réduire vous-mêmes en exécutants consciencieux faisant selon des règles préétablies.

Il deviendra plus important de savoir qui signera les chèques que ce que vous en ferez, de faire comme c’est écrit plutôt que comme vous le sentez. De garantir le respect assidu des normes à l’appropriation progressive de votre projet par celles et ceux à qui il est adressé.

Et comme vous serez vous-mêmes vos propres prophètes de soumission à la norme en vous félicitant de mener votre propre projet, vous associerez à vos compagnons cette étrange défiance du collectif, cette déception, cette désillusion qui accompagne tant de projets collectifs que le nouvel esprit du capitalisme a progressivement conquis.

Car choisir le légalisme plutôt que l’éthique, la discussion sur les normes plutôt que sur le sens, la gestion de projet plutôt que le projet, les procédures plutôt que votre intuition de la loi, c’est le triomphe assuré de l’absurde et du désenchantement.

Contre la légalismionnite, tous responsables !

 

Morale de l’histoire : à force d’ouvrir le parapluie, on risque de s’envoler.