La nouvelle tentative d’instaurer dans la loi un « secret des affaires » doit permettre de protéger les intérêts des entreprises face aux révélations qui leur causeraient du tort. Troisième tentative en un peu moins de dix ans, après celles de 2008 et 2014, ça finira bien par aboutir.

L’idée est lumineuse et simple à la fois. L’information concernée par le secret des affaires est une information qui « n’est pas (…) généralement connue ou aisément accessible » ; qui « revêt une valeur commerciale parce qu’elle est secrète » ; et qui fait l’objet de « mesures de protection raisonnable pour en conserver le secret » : par exemple, « l’interdiction d’accès, d’appropriation ou de copie de l’information ». L’entreprise concernée peut dès lors demander réparation en cas d’appropriation illicite d’une telle information, qu’elle soit par exemple divulguée ou utilisée.

Contrairement aux deux propositions de loi précédentes, celle qui vient d’être adoptée en première lecture à l’Assemblée ne prévoit plus de sanction pénale, mais la possibilité de demander réparation à hauteur des préjudices subis.

Sous couvert d’une harmonisation européenne anodine, il s’agit d’un nouveau pas vers la répression systématique des militant·e·s.

Puisque le régime est encore qualifié de démocratique, pour faire passer cette loi à la troisième tentative, il a fallu ajouter quelques mots sur la liberté de la presse, des syndicats, et sur les lanceurs d’alerte. Mais c’était pour aussitôt préciser que leur droit d’alerte et de diffusion des informations n’était pas automatique. Un juge devra statuer de leur bonne foi. Quel juge ? Dans la pratique, un juge des tribunaux de commerce, autrement dit, un dirigeant d’entreprise qui fait office de juge.

Ce sont donc essentiellement des cadres d’entreprise qui statueront sur la bonne foi des militants qui combattent non seulement les dérives de ces entreprises, mais, bien souvent leur existence même. Révéler les scandales sanitaires, les essais cliniques mortels, les faux espionnages industriels, les médicaments tueurs, les évasions fiscales, les corruptions, les formules chimiques dangereuses de produits phytosanitaires, révéler tout cela, ou le relayer, comme par hasard, on est plus enclins à le faire quand on est conscients du potentiel destructeur du capitalisme.

Désormais, ce sont les révélateurs de scandales qui seront sommés de s’expliquer. Pourquoi ont-ils diffusé une information obtenue de manière illicite ? Quelles sont les motivations réelles ? Est-ce dans l’intention de nuire ? Les syndicalistes, par exemple, devront prouver que « cette divulgation » était « nécessaire » à l‘exercice de leur droit syndical. De manière générale, chaque acteur qui diffusera une information de cette nature devra maintenant s’attendre à des années et des milliers d’euros de procédure judiciaire. Ce qui sera la véritable clé de leur silence dans la plupart des cas.

Ainsi, notre parti présidentiel agit pour bâtir un monde sans scandales.

Un monde où tout roule, un monde sans danger (connu) et sans mauvaises surprises (comptables).

Un monde sans scandale, et un monde dépolitisé. Si c’est pour alerter sur une fraude fiscale au détriment de l’État, ça passera encore, avec de la chance. Mais s’il s’agit d’attaquer plus profondément le système, on pourra dire facilement que vous êtes de mauvaise foi.

Dans ce monde, nous n’avons le droit, dans l’espace public, que de défendre nos intérêts privés. Notre conception du monde, elle, doit rester à l‘église ou dans notre bibliothèque. L’action politique est progressivement interdite, sous la loi de la liberté du commerce.

Pour le parti de l’ordre, les blocus étudiants sont une entrave à la liberté de consommer des cours. Les grèves ferroviaires, des prises d’otages de ces mêmes clients qui consomment du transport. Si vous pétitionnez contre un projet immobilier, on entendra vos plaintes sur la baisse du prix de votre maison voisine, on vous proposera un arrangement à l’amiable, mais vos appels à une autre politique urbaine, ce ne sera jamais le lieu ni le moment, même en « concertations citoyennes » ou en « débats publics ».

Les libertés politiques s’éteignent doucement mais sûrement. De l’autre côté, les multinationales les plus en vue acquièrent de plus en plus de droits à mesure que leur puissance grandit. Elles seront bientôt les seules – si ce n’est déjà le cas – à pouvoir légitimement porter une vision du monde particulière, une vision politique. Quoi de plus légitime, en effet, dans un tel espace politique, qu’un acteur aussi rationnel, intéressé, qu’une grande entreprise. Celle-ci sera toujours de bonne foi.