L’école maternelle demeurait l’un des rares espaces de semi-liberté pour les éducateurs, pédagogues, et bien souvent éducatrices, résolues à faire subir autre chose à nos enfants qu’une moralisation business-friendly larmoyante. C’en est fini bientôt, si le projet de notre cher compatriote Emmanuel Macron aboutit, de faire débuter l’âge de l’instruction obligatoire à 3 ans.

Pour ne pas fâcher les inconditionnels de l’école, ou autres convaincus de la bienveillante neutralité républicaine de l’État, je n’évoquerai donc pas ici, contre le projet gouvernemental, ni les plaidoyers d’Illich pour la nécessaire déscolarisation de nos sociétés modernes, ni les analyses de Foucault sur l’antécédence de la société disciplinaire vis-à-vis de l’émergence du capitalisme, ni quelque autre penchant libertaire anti-étatiste à la Godwin, ou pire, les séditions philosophiques contre-civilisationnelles de Leyla Abdelrahim.

Toutefois, on ne peut sérieusement envisager cette réforme sans en référer à quelque référence, croyez-le ou non. Oh certes, les idéologies (hors néolibéralisme) sont à mettre au placard. M’enfin quand même. De quoi parlez sinon, quand personne ne s’indigne de ce projet progressiste ? Non pas que je sois partisan de l’indignation.

Mais les seuls opposants à cette réforme sont des gens qui s’indignent simplement du manque de moyens alloués en parallèle aux mairies pour financer la réforme, qui nécessiterait d’aligner le financement des écoles maternelles privées sur le financement des écoles maternelles publiques (salaires des Agents Territoriaux Spécialisés des Écoles Maternelles – ATSEM, ou encore coût des locaux et matériel pédagogique). Cette opposition, si elle en est une, s’inscrit en réalité dans les mêmes paradigmes que ceux mis en avant par Emmanuel Macron.

Cette école, qui renforce et justifie les inégalités plus qu’elle ne les corrige, qui apprend essentiellement à attendre de l’institution une vérité (dont on doute de plus en plus) plus qu’elle n’enseigne à penser par soi-même, n’aurait pas assez de reconnaissance et de moyens. De reconnaissance, concernant la maternelle, c’est sûr. Mais en quoi rendre obligatoire un service le rend-il plus reconnu ? Ou plutôt, dans quelle société malade est-ce le cas ?

Quand bien même je suis obligé de mettre mon enfant à l’école maternelle – en supposant que je me pose la question de savoir si c’est obligatoire ou non sachant que 97% des enfants de 3 ans y sont scolarisés –, cela va-t-il me pousser à la considérer autrement que « comme un mode de garde universel ou comme la simple préparation à l’école élémentaire » [i] ?

La guerre de ce gouvernement contre les enfants non scolarisés se poursuit, toujours selon le même prétexte de l’entraînement au djihadisme qui serait dispensé aux enfants instruits hors de l’école. Oui, ce même prétexte qui a tant fonctionné pour assigner à résidence des militants écologistes pendant la COP 21, pendant un état d’urgence pris en réaction à des attentats djihadistes. Les contrôles des enfants non scolarisés sont renforcés, les contrôles des écoles hors contrat aussi, et bien sûr l’évaluation des compétences des élèves dans nos écoles républicaines également.

Ce combat pour la scolarisation précoce est indistinctement un combat pour l’amplification du caractère disciplinaire de la société. Le gouvernement s’attaque de front, et ce n’est pas un hasard, aux deux pans les plus « libres » de l’éducation française, aux deux extrémités de la forteresse éducative : l’école maternelle, d’une part, et l’université de l’autre. En apparence, cet assaut prend des formes diamétralement opposées, puisque dans le cas de l’école maternelle, il s’affirme comme extension dans le temps de l’obligation de scolarité, et dans le cas de l’université, comme exclusion de la scolarité au bout d’un certain temps. Dans les deux cas, cependant, il s’agit d’augmenter le contrôle des individus – enseignants, élèves et parents – en s’appuyant, dans chaque cas, sur des mécanismes de gouvernementalité adaptés.

Au début de la carrière de l’élève, il s’agit de veiller à son insertion précoce dans le système scolaire, en renforçant le contrôle de l’État sur les pratiques éducatives de la maternelle. Ce renforcement se présente sous la forme d’une transaction : le chef de l’État offre une reconnaissance symbolique plus grande aux enseignant·e·s de maternelle, qui devient quelque part officiellement une « vraie » école et non plus l’antichambre de l’école primaire, ni une simple garderie gratuite et bien animée. En échange, il renforce les attendus de cette période scolaire envers les enseignants, et indirectement, ce qui est plus grave, envers des élèves qui ne savent pas encore lire.

Lorsque l’élève est plus âgé, il s’agit moins de l’obliger d’aller à l’école que de le contraindre à adopter, s’il a la chance d’y aller encore, une conduite irréprochable. Cette conduite n’est pas spécialement celle d’un élève très instruit et très sage – au double sens du terme –, mais plutôt celle d’un sujet ayant intégré toutes les qualités attendues dans notre modernité innovante. À savoir, notamment, l’aptitude à se projeter dans un avenir professionnel qui n’attend plus la sortie de la fac, mais s’installe dès le baccalauréat comme l’horizon massif et certain de toute poursuite d’études supérieures. Les classes préparatoires étant déjà des prisons plus ou moins permissives, les grandes écoles et les autres filières étant déjà très professionnalisées, il ne reste plus qu’aux étudiants de faculté à intégrer cet éthos de professionnel-en-herbe.

Quand on s’intéresse aux pratiques éducatives à l’école maternelle ou à la faculté, on est parfois surpris de l’apparente liberté des éduqués, enfants ou jeunes adultes, qu’on laisse parfois étonnement en paix. Des approches comme les méthodes Freinet ou Montessori, la pédagogie institutionnelle d’un René Lourau, ou encore l’idée de séances en partie menées par les étudiants eux-mêmes ont étonnamment infusé dans ces deux milieux éducatifs, probablement davantage qu’il n’eût été possible au collège où, sans doute, les âges agités et le découpage des disciplines obligent à une certaine retenue dans les pratiques éducatives. Si ces approches pédagogiques ne seront pas menacées en elles-mêmes, elles devront s’insérer dans le cadre d’une professionnalisation et d’une mise en discipline de soi toujours plus précoces.

Lorsque le Président déclare que « le destin de notre pays s’est toujours forgé, gravé dans son système éducatif, qui en est, non seulement le miroir exact, mais qui est aussi la fabrique dans laquelle il a décidé, à chaque instant, de penser son propre avenir, de le modeler, de le modifier, et d’en dessiner les perspectives » ; ce n’est pas simplement un mot d’esprit, ou un moment d’égarement républicain qui doit malgré tout nous fédérer. C’est un moment de conscience très lucide, duquel procède une action tout aussi lucide, et dont les conséquences ne sont pas à mesurer simplement en termes de reconnaissance symbolique et de moyens, mais aussi dans un sens « éminemment politique », « au sens le plus noble et plus profond du terme, lorsqu’on parle en effet de l’Éducation, parce que c’est là qu’on construit la société qu’on a à faire et qu’on veut voir », pour reprendre la suite de son discours.[ii]

Cette extension de la scolarité à 3 ans, c’est une extension de « la nouvelle raison du monde »[iii], du caractère néolibéral de la pratique de l’État, et pas simplement une correction de bon sens par rapport à des pratiques de scolarisation précoce préexistantes. C’est marquer davantage le pouvoir de l’École en tant que pouvoir disciplinaire là où elle se faisait peut-être encore le moins sentir, en maternelle et à l’université. Non, il n’y a pas de coupure entre ces deux moments, la semi-sélection à l’université et la célébration de l’école maternelle. Pas plus qu’entre cette célébration et le reste d’une politique résolument néolibérale. Pourquoi sinon convoquer des « Assises de l’école maternelle », si ce n’est pour, dans le même mouvement, la juger, la condamner et l’asseoir dans une version plus acceptable pour le pouvoir en place ?

C’est pourquoi, quelles que soient nos amours, ou nos critiques, envers l’école de la République, nous devons nous opposer à cette réforme liberticide.

 

Clément Barailla

 

[i] Citation issue du discours d’Emmanuel Macron du mardi 27 mars en ouverture des « Assises de l’école maternelle ». Voir ici : http://www.elysee.fr/declarations/article/transcription-du-discours-du-president-de-la-republique-aux-assises-de-l-ecole-maternelle/

[ii] Idem.

[iii] Pour reprendre le titre du livre de Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la société néolibérale. La Découverte, 2009.