Pour faire suite à « l’écologie des petits gestes », on peut s’interroger sur l’aspect proprement révolutionnaire du refus de consommer ou de produire certains produits, sur la portée de petits gestes lorsqu’ils sont envisagés comme des modalités d’action politique. À quoi s’oppose-t-on lorsque par des formes de « boycott » on refuse de contribuer à des tendances auxquelles on s’oppose ? Comment ces actions se traduisent-elles ? Pourquoi et comment elles ne se confondent pas avec cette écologie des petits gestes encouragée par les gouvernants ?

La première chose à dire, c’est que ce qui motive une telle action, ce qui la rend possible et consciente, c’est de s’être interrogé sur l’impact que nos actions ont sur le monde, et pas seulement sur moi-même.

Penser à l’impact que nous avons sur le monde nous semble une évidence, et peut-être est-ce là la véritable ligne de fracture. Comme une déconnexion entre ceux pour qui la question se pose, et ceux pour qui la question n’existe pas.

L’indifférence

Car ce qui domine, c’est l’indifférence. L’indifférence est devenue la clef de cette société. Si l’on ne prend pas en compte cette indifférence, on ne comprend rien à ce qu’il se passe.

Cette indifférence du spectateur au spectacle, de l’acteur à l’action, est aussi indifférence de l’humain à l’humain.

Cette indifférence qui explique qu’un président italien et une commission européenne respectivement bloque et attaque un ministre des finances qui doute de l’euro mais permette de nommer ministre de l’intérieur un homme politique résolu à chasser les migrants, à commencer par ne pas accueillir ceux de l’Aquarius. Ce dont on ne doit pas s’étonner au vu de la politique migratoire de nombreux pays de l’Union européenne – notamment la France, notamment à la frontière italienne.

Cette indifférence que n’explique pas seulement l’effet témoin, que n’explique pas seulement notre désemparement et notre impuissance réelle face à certaines situations, mais qui nécessite au moins autant un effort actif pour devenir impuissant. Je choisis d’être indifférent, comme ce DRH qui fait le tour des plateaux télé en racontant l’indifférence des travailleurs aux licenciements de leurs collègues.

Mais cette indifférence n’est pas seulement personnelle ou particulière à certaines catégories de la population, elle est générale et collective.

Se demander ou non quelle est l’impact de mon action sur le monde est une question qui produit un clivage énorme. Se poser la question est déjà en soi une rupture de l’ordre dominant.

L’indifférence est celle des travailleurs qui n’ont pas le choix de fermer les yeux face au scandale des ressources humaines, mais qui ferment aussi les yeux sur ceux qu’ils produisent. L’indifférence est celle qui est attendue de participants à un débat public, à une « consultation citoyenne », qui en gros sont invités à ne se préoccuper que de l’impact du projet immobilier sur le prix de leur maison, et sont renvoyés dans les cordes s’ils s’interrogent sur la ville qu’on est en train de construire. L’indifférence est, bien sûr, celle des consommateurs qui comparent les prix – logique puisque c’est la loi de l’offre et de la demande – sans comparer véritablement les produits, en tous cas pas l’impact que produit leur production.

D’où vient cette indifférence ? D’où vient que nous ne puissions pas réellement ne pas être (au moins un peu) indifférent·e·s ?

La loi du marché

Dans le travail et la consommation, il y a, en effet, une indifférence structurelle au contenu de ce qui est produit ou consommé, indifférence que nous ne pouvons pas réellement entamer, malgré notre volonté de mettre du sens dans le travail et d’être des consommateurs conscients.

Nous sommes dominés par des conceptions abstraites qui prennent leur forme parfaite dans le marché mais se répandent bien au-delà. La conception abstraite de la marchandise qui possède une certaine valeur et s’échange contre n’importe quelle autre marchandise, quelle que soit son utilité relative. La conception abstraite du travail qui englobe toute activité productive sans égard à son contenu. La conception abstraite de la technique qui consiste en un progrès continu sans possibilité de discussion.

Ainsi, dans le cadre de ces conceptions, la loi du marché qui veut que les marchandises se rencontrent et s’échangent en fonction de leurs prix respectifs, que producteurs et consommateurs s’accordent en fonction de leur seul intérêt économique, n’est pas qu’une fiction. C’est la règle de base, dont les contre-exemples sont autant de déviances qui doivent être rééquilibrées. Un rééquilibrage s’opère pour revenir à la loi du marché. C’est ce qui se passe lorsque des consommateurs se mettent à vouloir des produits moins néfastes : on ouvre un nouveau rayon, qui correspond à un nouveau marché, à une nouvelle source de valeur et de croissance, où les produits seront des nouveaux produits, qui correspondront à un besoin nouveau : être en paix avec sa conscience.

Ces conceptions font qu’au travail, à la consommation, ou à la technique sont associées des visions positives qui nous empêchent d’apporter des nuances, de contester telle technique, tel travail ou tel produit. On peut demander des règlements et des contrôles, mais voyez ce qui se passe pour les pires pesticides, pour le glyphosate par exemple : on demandera la mise sur le marché de nouveaux produits de substitution avant toute interdiction. Rien ne peut entraver le Progrès, si ce n’est un nouveau progrès encore plus innovant. Rien ne peut arrêter la Marchandise, si ce n’est une Marchandise plus chère.

Cela ne se passe pas simplement dans nos têtes, ni simplement dans la tête de nos dirigeants. C’est véritablement comme cela que notre société est organisée. Les lois de l’économie sont réelles : elles ne sont pas naturelles, elles ont été créées par l’homme, mais désormais elles s’appliquent effectivement.

Comme l’économie repose sur le travail et la technique, et sur l’accumulation de travail et de technique qui permettent d’accumuler de l’argent, on ne peut se passer de tel travail ou tel technique à moins de les remplacer par tel autre travail et telle autre technique, si possible plus rentables encor.

C’est la logique de la valeur économique qui nous conduit à l’indifférence pour des raisons pratiques, tout autant au moins que l’imaginaire social qui nous fait tendre vers une maîtrise virtuellement illimitée du monde, vers la volonté de devenir comme maîtres et possesseurs de la nature, sans égard pour le monde réel. Sans égard même de fait pour notre propre corps, qu’on n’hésite pas à polluer ou à optimiser, puisqu’il fait déjà partie de la nature.

Reprendre pied

Nous allons dans la bonne direction, nous limitons notre nuisance lorsque nous tentons de remettre du sens dans nos activités ou dans notre consommation.

Me dire que mes actions engagent le monde pratiquement, matériellement parlant, et non pas seulement éthiquement, c’est affirmer une rupture forte avec l’ordre de l’indifférence.

Une consommation différente s’inscrit dans une stratégie d’exemplarité, dans la stratégie d’une minorité active qui tente de convaincre personne par personne. Cette consommation légèrement différente est donc un vecteur de « conscientisation » mais aussi une voie vers la radicalisation.

Le problème est qu’on ne peut me reprocher quelque chose que je n’ai pas commis. Je ne peux me sentir responsable de ce que je ne maîtrise pas. Et si je peux éviter d’ajouter du mal au mal – primum non nocere, en premier lieu ne pas nuire, diraient les médecins – je ne peux pas être coupable d’un mal que je ne peux défaire seul.

Or c’est bien ce qu’introduit une certaine conception de « l’écologie des petits gestes », celle exprimée désormais publiquement par un certain ministre de l’agriculture : les consommateurs sont responsables de ce qu’il y a sur le marché, quand bien même ils n’auraient pas moyen de savoir précisément ce qu’il y a dans les produits qu’ils consomment.

Mais on se retrouve dans une situation schizophrénique : je ne peux pas à la fois tout subir, être passif face au monde parce que c’est comme ça, être obligé de mille choses et de mille manières, et en même temps être responsable de tout.

L’idéologie du travail produit des victimes qu’on oublie souvent : les bourgeois. Le bourgeois est une espèce d’un genre particulier, qui est extrêmement compétent pour produire un système de justification de sa propre misère. Le bourgeois est toujours pauvre, il ne gagne jamais assez d’argent. Le bourgeois est obligé d’aller travailler, et de travailler beaucoup, et de se rendre la vie pas facile. Le bourgeois organise sa galère, il se plaint de ne pas avoir de temps pour soi, il n’a jamais aucun choix. Finalement, il a beau faire, il est tellement loin de la décence commune qu’il est comme indifférent à son propre sort. Lorsqu’il reprend pied, c’est pour devenir entrepreneur de lui-même, valoriser davantage ses talents, étendre encore davantage sa sphère d’obligations dans sa vie : suivre tel régime alimentaire, faire du sport tant d’heures par semaine, méditer en pleine conscience avec un coach certifié, …

Aujourd’hui, nous sommes tou·te·s concerné·e·s par cette passivité organisée, puisque même si nous ne l’organisons pas nous-mêmes, elle est organisée pour nous, et vivement recommandée à coups de spots publicitaires et de discours emportés sur la responsabilité des pauvres et des assistés (et des consommateurs mêmes pauvres et assistés).

Il y a donc une transition nécessaire entre une situation d’extrême passivité et une situation où on peut s’interroger sur notre impact. On doit recouvrer une forme de pouvoir sur sa vie avant de pouvoir s’accuser soi-même d’être un acteur de la banalité du mal.

Ce pas à faire pour guérir la schizophrénie des injonctions contradictoires entre consommer plus et consommer mieux, travailler plus et travailler mieux, protéger les emplois et la planète, faire croître l’argent et décroître ses conséquences, peut débuter par s’interroger sur sa santé, qui est l’enjeu majeur de la rupture, puisque nous sommes censés être, grâce au Progrès, toujours en meilleure santé. Alors si l’on découvre que le travail nous fait mal à dos, que l’accélération du temps nous stresse, que les écrans nous rendent myopes, que notre nourriture nous empoisonne à petit feu, c’est une sacrée remise en question !

Mais que changer véritablement si l’on reste dans l’idéologie bourgeoise du travail et de la consommation – toujours plus de travail pour toujours de consommation. Produire sans limites et jouir sans entraves, cela ne fait pas des gens qui ont prise sur leur vie, et qui peuvent s’interroger sur leur impact sur le monde.

Retrouver prise sur son alimentation, faire soi-même des choses que l’on achetait avant, être moins consommateur, cela permet de se rassurer dans notre misère de subissant, et de commencer à retrouver le sentiment d’exister vraiment, d’avoir une petite prise sur le monde qui nous entoure. Une petite prise concrète qui vaut mieux qu’une toute-puissance abstraite de consommateur compétent.

Nous autolimiter

Plutôt que de réclamer des règles nouvelles, des contrôles nouveaux, c’est par un effort vers l’autonomie que de petits gestes peuvent générer un impact, petit mais réellement désirable.

Quand du syndic au boulot, de la naissance à la mort, tout est géré par un système extérieur à moi, il est clair que je ne peux pas vraiment m’interroger sérieusement sur l’impact de mes actions. Ou alors, la réponse est simple : mes actions n’ont soit strictement aucun impact, soit elles empirent un peu les choses, mais d’une manière tellement négligeable que ce n’est pas si grave que ça.

Nous nous efforçons d’aller au-delà de l’insignifiance lorsque nous cessons de n’être que des travailleurs-consommateurs. C’est en étant un peu moins travailleur et un peu moins consommateur que nous pouvons commencer à nous interroger sur notre impact. Un peu moins travailleur-consommateur dans l’esprit, mais aussi dans le temps, en consacrant davantage de temps et davantage d’énergie à des activités non économiques.

Le on qui gérait toute notre vie laisse un peu de place au je et au nous. On t’empoisonne, on t’incite à consommer et à travailler toujours plus, on t’oblige à travailler pour vivre, ou à te soumettre symboliquement au dieu travail en allant pointer de temps en temps.

Le monde du on se réduit un peu lorsque je consomme moins en faisant plus et/ou en désirant moins, lorsque je me libère en partie de mes obligations professionnelles – en travaillant moins puisque je consomme moins –, lorsque nous nous prêtons des objets, que nous nous entraidons, que nous nous organisons pour être collectivement plus autonomes.

C’est parce que tout ça n’est pas facile que l’interrogation sur l’impact n’est pas répandue, que ce n’est pas une évidence, et que, lorsque cette interrogation est proclamée, elle est fréquemment détournée. Courage, colibri, dans ta radicalisation.