Lorsqu’on remet en question le travail, nos esprits paniquent. « Mais c’est impossible ! Le travail est une donnée naturelle, il a toujours existé. L’homme travaillera toujours, il a toujours travaillé. » Au moins depuis la Chute de l’Eden.

Pourtant nous devons le remettre en question, en tous cas si nous prétendons remettre en question notre modèle de société, nos modes de vie. En effet, le travail en est le cœur.

Quand on parle du travail, difficile de savoir ce dont il est question, tant il peut désigner des activités fort différentes. D’ailleurs, s’il était simplement un concept neutre, un mot pratique dans la conversation, il ne poserait de problème à personne. Mais il n’est pas neutre, parce qu’il ne se contente pas de désigner toutes ces activités. Précisément, il les englobe sous une même logique. Lorsqu’on parle « des » activités humaines, on comprend qu’il y en a de très différentes. Lorsqu’on parle du travail, on sous-entend que ces activités différentes obéissent à la même logique, on peut donc en parler au singulier.

Alors oui, certaines activités que désigne le mot travail sont formidables, d’autres néfastes. Mais la logique du travail empêche de les distinguer. En les englobant sous une catégorie abstraite, il modifie leur réalité.

Toutes ces activités, englobées par le terme de travail, ont en commun d’être productives.

 

La première conséquence de la victoire du travail, c’est ainsi la valorisation des activités productives sans égard à leurs conséquences.

La célébration du travail s’appuie d’abord sur cette première couche de signification, apparue au XVIIIe siècle, sous la plume notamment d’Adam Smith : le travail est créateur de valeur[i]. Il est une activité produisant un bien pouvant être échangé sur un marché. Cette célébration de la production, du progrès induit par le travail, est donc en même temps un aveuglement quant aux effets délétères de la production.

En effet, voir le travail comme créateur de valeur, c’est interdire de s’interroger sur ce qu’il peut créer de négatif. Certes, il peut être pénible. Certes, un travail peut être plus ou moins valorisé. Mais globalement, son accumulation est positive. Plus il y aura de travail, plus nous serons riches, puisque le travail crée de la valeur, et donc de la richesse. Plus nous serons riches, plus l’humanité progressera.

Il n’est donc pas question, si l’on veut demeurer dans cette logique, de s’interroger sur les maux du travail, ou alors comme une question secondaire. À moins qu’il ne s’agisse de pouvoir produire encore plus, grâce à des travailleurs plus heureux et performants. Il n’est pas non plus question de s’interroger sur les conséquences environnementales du travail. À moins qu’il ne s’agisse d’y voir une opportunité pour développer de nouvelles capacités productives, éoliennes, ou panneaux solaires par exemple.

On pourrait appeler cette conséquence le syndrome « burn out »[ii], car elle conduit à brûler à la fois les forces du travailleur, et les ressources naturelles.

La deuxième conséquence de la victoire du travail, c’est l’inversion de la logique même de la production.

Il faut sans doute prendre au mot l’adage « tout travail mérite salaire » : au fond, c’est parce qu’elle produit de l’argent qu’une activité est un travail. Le travail se définit d’abord comme cela. Et cette logique conduit immanquablement à renverser ce qui nous semble aller de soi. Ainsi, ce que nous produisons, nous ne le produisons pas d’abord pour répondre à un besoin, mais pour produire de l’argent, pour « gagner sa vie ». L’important, c’est donc d’être en train de travailler. Évidemment, il faut que quelqu’un veuille bien acheter ce qu’on a concrètement produit via le travail, mais passé un certain niveau de richesse, ce problème devient accessoire. Il suffit d’acheter du marketing, de la publicité, pour pouvoir vendre tout ce qui est achetable.

Si nous ne produisons plus pour répondre à un besoin concret, nous en venons donc à produire ce qui est proprement inutile. C’est ainsi que, paradoxalement, une logique initialement utilitariste en vient à justifier de produire massivement des choses inutiles.

Mais c’est parce que l’important, c’est justement le travail. Le travail n’est pas simplement une activité productive, c’est une activité sociale. C’est par le travail que je rentre dans la société. Créer de la valeur par mon travail, c’est aussi la manière dont je montre ma propre valeur aux autres.

Je ne produis plus ce dont j’ai besoin, ou ce dont ma famille a besoin. Je travaille pour accéder à la société. Le travail est le moyen par lequel je me lie aux autres, ne serait-ce que parce que j’ai besoin d’argent pour vivre en société.

On pourrait appeler cette deuxième conséquence le syndrome « bore out »[iii], car elle mène à un ennui mortel, à la fois du travailleur qui travaille pour travailler, du chômeur, qui doit logiquement s’ennuyer puisqu’il ne travaille pas, mais aussi du consommateur, qui s’ennuie de consommer des biens inutiles, à l’image de programmes de télévision abrutissants.

La troisième conséquence de cette victoire du travail, c’est la destruction de la possibilité du travail lui-même.

Cette destruction vient d’abord du fait que l’accumulation de travail conduit, si tout se passe bien, à augmenter la productivité du travail, grâce à l’expérience, l’accumulation de savoirs, les innovations, ou encore l’automatisation. Plus il y a de travail, moins il y a de travail. Ce qui renforce encore la deuxième conséquence, en déplaçant le travail vers des zones parfois incompréhensibles pour les travailleurs eux-mêmes. Non seulement le chômage touche massivement la population, mais les boulots restants ou ceux qui apparaissent sont souvent absurdes, voire néfastes. La quantité de travail présente est menacée en permanence par les succès du travail passé. De même que l’intérêt du travail est menacé par la nécessité d’avoir du travail.

Ce que l’on appelle aussi travail, c’est en effet quelque chose que nous valorisons car il s’agirait de l’essence de l’homme. Lorsque nous nous en référons à cette définition, nous pensons au travail comme métabolisme avec la nature, comme relation au monde extérieur que nous contribuons à façonner. Des philosophes comme Hegel ou Marx ont valorisé le travail défini ainsi. Ce dernier célébrait ainsi le travail libre :

« Supposons que nous produisions comme des êtres humains : chacun de nous s’affirmerait doublement dans sa production, soi-même et l’autre. Dans ma production, je réaliserais mon individualité, ma particularité ; j’éprouverais, en travaillant, la jouissance d’une manifestation individuelle de ma vie, et dans la contemplation de l’objet, j’aurais la joie individuelle de reconnaître ma personnalité comme une puissance réelle, concrètement saisissable et échappant à tout doute. (…) Nos productions seraient autant de miroirs où nos êtres rayonneraient l’un vers l’autre. »[iv]

Or la possibilité de ce travail-essence de l’homme est détruite à la fois par le salariat, qui nous fait être dominé dans notre travail, et par l’industrie, qui empêche l’homme d’agir sur le monde. Nous sommes réduits à vivre dans un monde impersonnel, où nous n’avons pas de prise, où tout a été conçu pour nous : nos villes, nos maisons, nos loisirs, et souvent jusqu’à notre travail lui-même.

Nous sommes condamnés à accepter des travaux inutiles, absurdes, voire néfastes, quand nous aimerions réaliser notre pleine humanité par notre activité, et contempler ce que nous avons réalisé comme une émanation de notre personnalité.

On pourrait appeler cette troisième conséquence le syndrome « brown out »[v], car elle conduit à un monde où règne en maître l’absurde. Mon travail n’a plus de sens, et une vie où je ne suis auteur de rien n’en a guère plus.

 

Ainsi, les conséquences de la logique mortifère du travail commencent au sein même du travail et s’étendent bien au-delà, jusqu’à menacer les fondements naturels sur lesquels nous prétendons bâtir notre œuvre.

 

 


[i] Si l’on s’en réfère aux travaux de Dominique Méda, notamment son Que sais-je ? ou encore Réinventer le travail, avec Patricia Vendramin, on apprend ainsi que dans l’Antiquité, « Le travail ne pouvait ni être valorisé, ni émerger comme une catégorie homogène rassemblant diverses activités sous un unique concept ». La catégorie travail apparaît vers le XVIe ou XVIIe siècle. Les auteures ajoutent que « trois couches de signification » se superposent ensuite pour donner au travail son sens moderne.

La première couche date du XVIIIe et doit beaucoup à Adam Smith. C’est le travail comme « facteur de production », comme activité créatrice de valeur qui peut être échangée sur un marché.

La deuxième couche date du XIXe et doit à Hegel, mais aussi à Marx : c’est le travail comme « essence de l’homme ». Marx célèbre ainsi le travail libre, hors de la misère, de la rareté et du salariat, qui permet mon épanouissement personnel tout autant que la civilisation du monde.

La troisième couche date de la fin du XIXe siècle, et émerge notamment via les sociaux-démocrates allemands. C’est le travail comme « système de redistribution des revenus, des droits et des protections ».

Ainsi Durkheim affirme, dans De la division du travail social (1893) : « Nous sommes ainsi conduits à nous demander si la division du travail ne jouerait pas le même rôle dans des groupes plus étendus, si, dans les sociétés contemporaines où elle a pris le développement que nous savons, elle n’aurait pas pour action d’intégrer le corps social, d’en assurer l’unité ».

[ii] Le burn out est à peu près l’équivalent anglais du surmenage : on s’y réfère aussi en tant que syndrome d’épuisement professionnel.

[iii] Le bore out est un syndrome d’épuisement professionnel causé par l’ennui, le désintérêt et l’insatisfaction au travail. Nommé pour faire écho au burn out, il est causé par le trop-vide, quand le burn out est causé par le trop-plein.

[iv] Karl Marx, Les manuscrits économico-philosophiques de 1844, trad. Franck Fischbach, Paris, Vrin, 2007

[v] Le brown out signifie littéralement une baisse de tension dans un circuit électrique, et par extension, une « baisse de tension » dans le travail à cause de l’absurdité des tâches à accomplir.