La République des Communs

La solitude, ce sentiment de vide et d’incomplétude provoqué par notre monde moderne. Ce monde construit au nom de tous, au prix de beaucoup et au bénéfice de peu. La solitude nous saisit, pour de plus en plus d’entre nous et de plus en plus souvent. Nous sommes confiné.e.s à notre triste condition d’individu ne vivant pas avec les autres mais à côté d’eux, voire contre eux, dans une société plus totalitaire que totalisante, plus exclusive qu’inclusive, plus vicieuse que vertueuse.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment nous émanciper de ce triste sort ? Comment recréer du commun et redonner corps au social ?

un monde où « tout est permis mais rien n’est possible »

Aujourd’hui nous vivons dans une société où la liberté n’est qu’un spectacle bien piètrement mis en scène pour qui y prête bonne attention. Michel Clouscardi aimait dire que « tout est permis mais rien n’est possible ». Dans ce monde la liberté nous est vendue, dans une confusion totale mais volontaire, comme la simple permissivité. Être libre est réduit au « laisser faire » nous sommes, tel un atome dénué de but, dans un vide spatial où tout est permis, tout relégué au rang de marchandise accessible mais où, en vérité, rien n’est possible et nos chaînes nous restent invisibles tant nous sommes éblouis par cette lumineuse « Liberté ».

Cette liberté est issue de la tradition libérale, pensée dominante en Occident depuis quelques siècles et fille aînée de la modernité. Par cette pensée naquit un individu conçu comme libre, entendre doué d’un libre-arbitre lui conférant une souveraineté personnelle somme toute assez magique, et doués de droits naturels supérieurs à toutes autres exigences morale ou sociale.

Cette pensée s’évertue alors depuis des siècles à encenser l’individu et la raison. Elle pose les bases de notre monde aujourd’hui atomisé, de la destruction des liens ancestraux communautaires et de la conception de l’État comme entité strictement légale, absolument neutre et complètement séparée du social, ce dernier étant largement dévalorisé voire nié au profit de cette souveraineté individuelle.

Le résultat de cette pensée comme je le disais est la négation du social comme corps cohérent et agissant, de même l’État conçu comme entité contraignante et extérieur au social ne peut inévitablement qu’évoluer vers une entité de plus en plus détachée du social et n’être plus que totalitaire à défaut d’être totalisant, excluant à défaut d’être incluant, violent à défaut d’être légitime, mais surtout inévitablement oligarchique à défaut d’être démocratique.

Là où la pensée libérale nous amène dans les méandres dangereux de l’individualisme n’est pas tant lorsqu’elle encourage la reconnaissance de l’individu mais lorsqu’elle postule que ce dernier est doué d’un libre-arbitre et d’une souveraineté naturelle le détachant, en droit et par nature, de tous liens collectifs. Le social et son existence en tant que tel sont niés et l’individu est considéré à tord comme une entité propre, existant par elle même et inévitablement pour elle même. En somme d’abord vient l’individu, ensuite le collectif et jamais le social, le plus affreux des monstres affreux ou croquemitaine des libéraux.

Comme un air de commun

Dans ce monde atomisé et totalitaire la solitude surgit et enlace chacun et chacune de nous dans une étreinte froide. Mais des signes, de plus en plus nombreux, nous montrent que ce monde est en train de faillir et dans les brèches naissent de nouveaux espoirs d’un monde meilleur. Brèches, fissures et interstices sont bien moins des images que des lieux réels d’émergence de contre-modèles à notre monde froid. Ruelle désertée, rue oubliée, parc abandonné, friches industrielles, demeures vides… tout autant d’exemples, tel des balafres dans le visage urbain, de la faillite du système moderne et néo-libéral où pourtant renaît le commun, antithèse la plus franche à l’individualisme contemporain pernicieux.

Rue co-gérée par les habitants du quartier, jardins potagers partagés, occupation de places ou de bâtiments publics menacés de privatisation ou encore constitution de réseaux coopératifs pour offrir des services communs nouveaux et alternatifs. Dans ces interstices renaît le commun, cet esprit du collectif et du partage. Ce besoin d’être plus qu’un individu et d’agir, vivre, dans un collectif réel. Cet air nouveau est aussi celui des Communs, une forme nouvelle (ou redécouverte) de propriété qui s’échappe de la distinction des propriétés formelles publiques ou privées (qui n’ont aujourd’hui plus grand sens factuel quand la plupart des biens, publics ou privés, sont dans les faits restreints dans leur usage et verrouillés dans leur gestion) et dessine les contours d’une propriété définie avant tout par l’usage du bien. Un commun est ce bien commun à une communauté d’usage où chacun de ses membres a un droit d’usage et un devoir de protection. Ce mouvement des communs voit alors renaître des communautés de solidarité mécanique, des groupes définis d’individus communiant, œuvrant, usant et protégeant un bien communii.

Cette réappropriation des biens et des espaces par des communautés de solidarité mécanique est un signe, bien réjouissant, du déclin de notre vieux monde et de l’effritement des institutions et de l’État. Mais, au déplaisir d’amoindrir l’enthousiasme dû au constat précédent, nous nous devons de cerner les limites et malheureusement les failles prévisibles de ce retour des communautés et du déclin de la société moderne pour construire les fondations solides d’une émancipation réelle.

Bien que les communs soient l’occasion du retour des communautés de l’usage et de la solidarité mécanique autour d’un bien, notre temps est aussi celui du retour des communautés exclusives définies par le sang, la couleur ou la terre.

Le retour des communautés signe aussi malheureusement le retour aux fléaux des temps pré-modernes, l’exclusion, les déterminismes communautaires, l’identitarisme, l’amoindrissement de l’individu et en définitive la perte de l’horizon de l’émancipation. Le retour des communautés constitue inévitablement le terreau à la constitution de micro-sociétés segmentant nos sociétés complexes modernes, nombreux s’en réjouissent, mais l’histoire nous apprend que le délitement de sociétés s’accompagne toujours de son lot de périls, instabilité, pauvreté, exclusion, guerres…

En définitive, et pour nous sortir de ce sombre tableau, il nous faut admettre une ultime chose : loin de nous sortir du triste individualisme moderne, le retour des communautés nous enferme dans un individualisme résiduel en postulant de fait à tort l’individu comme entité souveraine et délié de toute transcendance. La communauté, dans son acceptation progressiste et ouverte, n’est perçue que comme un commun construit par la volonté propre d’individus libres et pleinement consentants, en bref, une communauté choisie. Nous revoilà face aux même limites que le libéralisme moderne et d’un individualisme pessimiste et égoïste nous ne ferrions qu’évoluer vers un nouvelle individualisme certes optimiste et altruiste, mais un individualisme quand même et une négation du social.

La puissance de la vague

L’émancipation, telle une idée régulatrice kantienne, est une idée à atteindre. Un but que nous devons sans relâche chercher à réaliser tout en sachant que nous ne le réaliserons jamais vraiment, un but qui doit guider nos actions et nos réalisations réelles. L’histoire est faîte d’avancées, de reculs et de révolutions, elle n’a pas de fin.

L’un de ces obstacles éternels à l’émancipation individuelle est le social. Le collectif en tant que corps à part entière. Pensée libérale et libertaire peuvent alors commettre la même erreur comme nous l’avons vu précédemment : penser que l’individu puisse s’émanciper du social. L’individu est bien plus un produit du social que ce dernier n’est un produit des individus. Société, tribu, nation, État,… peu importe son nom, sa forme ou sa nature, le social existe et semble transcender les individus.

Il se trouve là peut-être l’une des clés de l’émancipation, le social semble transcender les individus or il s’agit plus d’un effet de transcendance ou une immanence-transcendante. Le social est immanent de la multitude et telle une vague immanente de la masse d’eau de l’océan, s’élève jusqu’à sembler transcender la source de son immanence pour ensuite se rabattre sur elle. A ce phénomène Spinoza donnait le nom d’imperium : la puissance d’affection de la multitude sur elle-mêmeiii.

A l’imperium nous n’échapperons jamais, il nous saisit dès notre naissance, façonne notre langage, nos habitudes, nos normes, notre compréhension du monde… C’est l’essence du social, cette essence qu’il nous faut comprendre pour saisir nos dominations réelles. Depuis plus d’un siècle une science s’attelle à la compréhension du social, la sociologie, et l’un de ses pères nous donnent les clés pour ouvrir la voie vers une émancipation non pas contre le social mais par le social. Penchons nous un instant sur ce que nous dit ce cher Émile Durkheim.

Au commencement étaient les communautés vivrières, des communautés formées par ce que Durkheim nommait une solidarité mécanique, une solidarité du vécu et de la similarité par l’action (communauté agricole, village…) ou la naissance (famille, tribu,…). C’est cette même forme de solidarité pré-moderne qui forme l’essence des Communs de notre époque, avec les limites dont nous avons rendu compte précédemment. L’entrée dans l’Age moderne se fît par la constitution, progressivement, de sociétés complexes rassemblant de plus en plus d’individus, se construisant par l’édification d’États modernes et un effet de phagocytose des communautés les plus petites et faibles par les communautés les plus grandes et puissantes. Ces sociétés complexes, en rupture avec les solidarités mécaniques des communautés ancestrales, se constituèrent par une solidarité organique. Le ciment de nos sociétés ne se situe plus dans la similarité du vécu et de l’action mais dans la cohérence d’un système organique où chaque individu joue un rôle de plus en plus précis dans un système d’inter-dépendance mutuelle vis à vis de ses congénères. Tandis que certains deviennent agriculteurs d’autres deviennent commerçants et d’autres encore artisans, c’est ce que l’on appelle la division du travail. La complexification de nos sociétés et la division du travail entraînèrent par leur perversion les maux bien connus de notre monde moderne : capitalisme, marchandisation, hiérarchisation, inégalités…

Pourtant Karl Marx lui-même reconnaissait les bienfaits de la modernité et du libéralisme en tant que mouvement historique de destruction des dominations ancestrales, des déterminismes inhérents à la solidarité mécanique communautaires, et de reconnaissance de l’individu. L’individu est bien l’un des apports de ces sociétés modernes complexes qui, de part leur taille et leur forme organique, ont permis la construction morale des individus en tant qu’entités douées de droits propres, choses inconcevable au sein des communautés vivrières pré-modernes.

Karl Marx mettait en garde contre ce qu’il nommait les « socialistes réactionnaires »iv, ceux tentés par un retour inconséquent à l’ordre pré-moderne en réaction aux maux de la modernité. Il nous faut penser plus loin, défendre aussi vaillamment les bienfaits de la modernité que nous en dénonçons les tares.

La République des communs

L’individu n’existe pas, le libre-arbitre n’est qu’une douce fable. Nous sommes déterminés par le social et nous n’échapperons jamais à l’effet de transcendance. Voilà, sans détours, les postulats qu’il nous faut garder à l’esprit pour développer une émancipation de la raison et un socialisme humain.

Rompre avec le postulat de l’individu souverain et accepter celui de la transcendance c’est accepter le principe d’incomplétude de l’humain. Seul nous ne sommes pas, nous sommes vides, l’humain est non seulement le résultat de la transcendance du social mais il en a besoin. Pour exister en tant qu’individu il nous faut paradoxalement accepter le fait de cette excédence par le social, peu importe sa forme ou sa nature. De même accepter l’excédence, la transcendance, du social nous amène plus concrètement à rompre avec le vain souhait d’une neutralité axiologique de l’Etat. Cette neutralité souhaitée de l’Etat, idée centrale du corpus idéologique libéral, amène à une privatisation de la morale et de la pensée. Il y a ce refus de lier les individus par une transcendance morale commune et c’est alors que « tout est permis mais rien n’est possible ». Dans ce monde sans transcendance, ce monde sans commun, le seul « commun » encensé est le marché, l’échange marchand, l’argent et la marchandise, seuls points de convergence d’individus-atomes.

Pour construire un monde dans le sens de l’émancipation il nous faut reconstruire le commun, le commun par le bas et le vécu mais aussi un commun par le haut et la transcendance.

Par le bas ce sont ces Communs qui naissent chaque jour dans les brèches du vieux monde. Ces communs du vécu et de l’action, ces communautés de l’usage et de la coopération. Par le haut c’est le bien commun supérieur, cette chose commune que l’on osera nommer République. Cette incarnation du social en une République qui ne serait plus un État faussement séparé de la société et fabuleusement neutre. Plus qu’un cadre la République est le squelette de la société, elle la forme et la soutient. La République sociale incarne cet idéal d’une transcendance immanente du social, un État réellement démocratique, un collectif solide et un lien moral fondant notre commun non plus par l’identité ou le marché, mais par la citoyenneté.

Ce lien moral, produit par la transcendance du collectif, est une identité collective supérieure à toutes autres. Cette identité collective se fonde sur des affects communs, un désir constant de former un tout et la reconnaissance absolue entre chacun des membres du tout d’une équivalence résumé en ces mots : égalité et fraternité.

La République des communs serait cet idéal alliant la liberté, l’inventivité et la solidarité mécanique des Communs à l’égalité, l’unité et la solidité organique de la société-république.

Rêvons et œuvrons à la réalisation de cette République des communs où l’émancipation est celle de l’accès à l’action, par les communs du vécu, et à la conscience, par le commun moral. Naîtra alors ce monde nouveau où l’individu émancipé sera un citoyen, soit un sujet politique conscient, actif et vertueux c’est à dire animer, avant tout autre considérations individualistes, par l’amour du commun et du bien collectif et un jour peut-être la société sera plus totalisante que totalitaire, inclusive qu’exclusive, vertueuse que vicieuse et assurément démocratique. 

Damien BASTIAN

iMichel CLOUSCARD Le capitalisme de la séduction 1981 – Editions DELGA 2006

iiPierre DARDOT et Christian LAVAL Commun, essai sur la révolution au XXIe siècle 2014 – Editions La Découverte

iiiFrédéric LORDON Imperium 2015 – Editions La Fabrique

ivKarl MARX Friedrich ENGELS Manifeste du Parti communiste 1848