On emploie souvent ce mot, et il est source de confusion et souvent d’incompréhension, notamment lors de discussions orales. D’où ce texte qui a pour but de clarifier quelque peu ce que nous voulons dire le plus souvent en parlant de « capitalisme », et non d’en donner une définition consensuelle. Cette définition s’appuie sur des bases théoriques plus ou moins accessibles, et relativement nombreuses, mais elle s’adresse à tout le monde, aussi je ne rentrerai pas dans une exégèse des nombreux écrits sur la question. Il s’agit simplement ici de donner un aperçu de ce que nous pouvons avoir dans la tête en l’évoquant.

Pour le dire vite, nous appelons capitalisme un modèle d’organisation sociale fondée sur la valeur.

Quand on parle de capitalisme, on parle donc de la société toute entière, et non pas simplement d’économie. On parle d’une société qui, de manière très surprenante, est subordonnée à l’économie, alors qu’a priori on s’attendrait à ce que ce soit l’inverse.

Sommaire

Qu’est-ce que la valeur ?

Le primat de l’économie.

La préférence pour l’abstraction.

Le sujet moderne.

Quelques fondements historiques du capitalisme.

Une inversion fétichiste.

La marchandisation du monde.

La technique indifférente.

Les contradictions du capitalisme.

Les violences du capitalisme.

Pour conclure.

Qu’est-ce que la valeur ?

La valeur dont il est question ici, c’est d’abord la valeur que nous donnons aux choses qui nous entourent, ou plutôt, aux marchandises qui nous entourent. Chacune d’elle est échangeable contre toutes les autres marchandises, mais pas contre n’importe quelle quantité de ces marchandises : je ne vais pas échanger une voiture contre une trottinette, mais peut-être une voiture contre cent trottinettes. C’est parce que nous prêtons à chaque marchandise une certaine quantité de valeur.

Cette valeur n’existe pas naturellement : nous projetons une valeur sur les choses en les échangeant. Toutes ces choses, toutes ces marchandises, ont été produites par du travail humain, mais dès lors qu’elles le sont, elles deviennent les véritables actrices de leurs échanges. Nous attribuons socialement une valeur à ces marchandises, et cette valeur devient leur qualité propre. Nos rapports sociaux s’articulent ensuite autour de l’échange de marchandises. Autrement dit, au lieu de nous organiser par nous-mêmes, nous donnons une valeur à ces marchandises qui ensuite vont s’organiser entre elles.

Le lien social direct entre les humains devient un lien via les marchandises. Dans la pratique, nous utilisons de l’argent qui nous permet d’acquérir des marchandises. L’argent est une marchandise particulière qui sert d’équivalent universel entre les marchandises : chaque marchandise a un prix en argent, « vaut » une certaine quantité d’argent. Ainsi, via l’argent, je peux entrer en contact social avec la terre entière. Mais l’argent n’est pas simplement un intermédiaire entre deux marchandises, une que je vends et l’autre que j’achète. Il est aussi un mouvement : celui du capital. J’ai de l’argent, et je cherche à avoir plus d’argent via des marchandises.

Alors, la production de marchandises n’est qu’une conséquence de ce mouvement du capital. Nous ne nous organisons pas consciemment pour produire ce dont nous avons besoin, c’est l’échange de marchandises qui détermine ce qui sera produit. D’ailleurs, peu importe ce qui est produit concrètement, ce qui compte, c’est la production abstraite de valeur. Cette dynamique est d’une puissance folle : c’est elle qui a bouleversé nos paysages, nos modes de vie. C’est une puissance d’accumulation totalement indifférente au contenu de ce qui est produit : seule compte la quantité, pas la qualité.

Le primat de l’économie

La logique que nous venons de décrire est une logique économique. Mais d’une part, ses conséquences débordent largement ce que nous appelons l’économie, et d’autre part, des logiques similaires se déploient dans d’autres pans de notre vie.

Le capitalisme est un modèle d’organisation sociale qui a pour particularité d’être fondé sur l’économie. Ce qu’on peut illustrer de trois manières.

Premièrement, l’État moderne a pour principal instrument son budget. Il gouverne en s’appuyant sur cette logique de la valeur économique. Gouverner un tel État implique donc d’accepter cette logique – la logique de la production pour la production, la logique de la valeur – au risque de perdre les moyens de l’État, donc son pouvoir. Dit autrement, le gouvernant ne peut affaiblir la création de richesses dans son pays sans affaiblir du même coup son pouvoir : comment payer les fonctionnaires, et surtout in fine les soldats qui maintiendraient son pouvoir par la force en dernier recours ? Donc toutes les politiques étatiques doivent s’appuyer sur ce présupposé, et peuvent simplement agir sur les variables : production contrôlée plus ou moins par l’État, régulation voire limitation de la concurrence, redistribution des richesses créées.

Deuxièmement, et c’est sans doute la particularité la plus visible de ce mode d’organisation sociale, c’est la place du travail. Le travail est le mode d’intégration à la société. Il crée de la valeur, et par là permet de gagner de l’argent. Il prouve la valeur du travailleur, et par là il donne accès à une reconnaissance sociale. Le travail compte non pas concrètement, mais abstraitement : ce qui prévaut, ce n’est pas un jugement social sur le contenu d’un travail particulier, mais c’est le fait de travailler, que la société soit au travail. Le travail est le totem commun de tous les partis politiques, et aujourd’hui même des syndicats.

Troisièmement, les préoccupations écologiques ou sanitaires sont subordonnées aux considérations économiques. Le « bon sens » impliquerait de produire moins pour préserver nos ressources, mais c’est impossible. Nous devons dès lors inventer toute sorte de stratagèmes pour ralentir l’épuisement des ressources naturelles, qui ont souvent en commun de tenter de « donner une valeur à la nature » : instaurer des amendes selon le principe du pollueur-payeur, instaurer des marchés de droits d’émission de carbone, montrer que la responsabilité sociale et environnementale des entreprises permet de générer des profits via une consommation « responsable ». On voit bien là qu’il s’agit d’un renversement de la réalité que nous percevons spontanément : l’économie humaine s’inscrit sur la Terre, est née dans la nature, et pourtant c’est la nature qu’on essaie de faire rentrer dans la logique économique.

La préférence pour l’abstraction

La préférence pour l’abstrait sur le concret est l’une des caractéristiques fondamentales du capitalisme. Ce qui compte pour lui dans le travail, c’est l’énergie humaine dépensée, mesurée en temps, et non les bienfaits particuliers d’une activité particulière, et sur ses conséquences matérielles. Sa logique repose sur la dissociation entre l’abstrait et le concret, et la préférence donnée à l’abstrait. Ainsi, la valeur d’usage d’une marchandise, ce à quoi elle peut servir en tant qu’objet concret, est subordonnée à sa valeur, son côté abstrait. L’argent « incarne » cette valeur, mais il reste lui-même très abstrait, puisqu’il a pour seule utilité concrète de représenter la valeur des autres marchandises. Je me sers d’une certaine quantité d’argent pour acheter une marchandise, mais à part ça, l’argent ne se mange pas.

Cette préférence pour l’abstraction trouve des échos dans de nombreux domaines : dans les mathématiques modernes comme dans le succès d’entités abstraites comme la nation ou l’État.

On peut ainsi affirmer que le véritable « sujet » dans le capitalisme, c’est la valeur : c’est la valeur qui détermine ce qui est produit, et non les humains. Autrement dit, les humains ne font que servir sa logique : ce sont ses « sujets » au sens où ils lui obéissent, plutôt que des « sujets » au sens où ils sont les sujets de leurs actions. Il leur faut toute l’ingéniosité du monde, des sommets internationaux, des travaux théoriques intenses, pour ne serait-ce que réclamer qu’éventuellement soit prise en compte la destruction possible de la vie humaine dans les paramètres de la logique de la valeur. Et encore ce n’est pas gagné.

Le sujet moderne

La naissance du capitalisme va de pair avec la naissance du sujet moderne. Ce qu’on peut appeler le sujet moderne, c’est la conception du sujet – une vision particulière de la personne, du moi – qui naît progressivement à partir de la fin du Moyen-Âge.

L’illustration forte du lien entre le sujet moderne et le capitalisme peut se trouver chez Descartes, et à sa suite. De la même manière que dans la marchandise, le capitalisme suppose la séparation entre son côté abstrait – la valeur – et son côté concret – son « corps » matériel, le sujet cartésien est séparé entre son esprit et son corps. De la même manière que dans la marchandise, la valeur abstraite d’une marchandise l’emporte sur son usage concret, dans le sujet, l’esprit l’emporte sur le corps.

Le sujet cartésien se fonde sur le doute systématique envers tout le monde concret, pour en arriver à la certitude que « je pense donc je suis ». A la suite de Descartes, les autres grands penseurs du sujet moderne ont souvent célébré, comme Kant, cette liberté très abstraite du sujet pensant, dont le plus grand bonheur est de connaître et de suivre la loi de la raison. Ces sujets luttent contre les parties non raisonnables d’eux-mêmes, et ne voient souvent le corps que comme une machine. Ils deviennent des sujets en rejetant d’abord le monde concret.

D’où des questionnements nouveaux. L’une des grandes questions philosophiques de ce temps, c’est ainsi le lien entre l’âme et le corps : une fois séparés, comment penser leur relation ? Beaucoup d’hypothèses farfelues ont été imaginées par de grands philosophes, qu’on pourrait rapprocher des tentatives farfelues pour donner un prix à la nature, et ainsi refaire le lien entre les conséquences écologiques concrètes du capitalisme et la logique de la valeur.

Ce sujet moderne, c’est – entre autres – un homo economicus. Un homme qui ne s’écoute pas, qui travaille (et pas pour y trouver une joie particulière). C’est un homme rationnel, froid. C’est un homme. Occidental. Blanc. Et puis éventuellement dans un deuxième temps une femme, si elle intègre les mêmes obligations, si elle renonce à être entière pour se consacrer à l’essentiel.

Lorsque les philosophes des Lumières inventent ces conceptions du sujet, ils n’apportent pas simplement un regard neuf sur quelque chose qui a toujours existé. En décrivant ainsi le sujet, ils contribuent à son émergence. Ce qu’ils décrivent, ce n’est pas tant le « fonctionnement » effectif du moi, que son fonctionnement souhaité dans un cadre capitaliste.

Quelques fondements historiques du capitalisme

Lorsqu’on parle de capitalisme, on parle d’un phénomène daté historiquement. Certains de ses constituants sont apparus il y a longtemps (la comptabilité par exemple), d’autres sont très récents. Mais c’est la combinaison de ces éléments constitutifs qui fait le capitalisme. Cette combinaison a été plus ou moins complète au cours de l’histoire, mais elle n’a généré le capitalisme qu’une fois : autour du XVe siècle. Celui-ci s’est ensuite développé progressivement, en se surajoutant ou en remplaçant d’autres modes d’organisation sociale.

La production systématique de marchandises qui entraine le bouleversement du mode de production, la disparition quasi-complète de l’auto-production, le caractère universel de l’argent qui dépasse l’utilisation de métaux précieux (dont l’aboutissement arrive le 15 août 1971 avec la fin de la convertibilité du dollar en or), l’extension de la logique de la valeur à l’ensemble de la planète et à l’ensemble des domaines de la vie, la naissance des états modernes, la centralité du travail comme principe politique, … sont autant de phénomènes liés de manière étroite à la naissance et à l’expansion du capitalisme.

On peut citer parmi les éléments qui ont contribué à sa naissance :  l’apparition du temps abstrait matérialisé par les horloges mécaniques (qui remplace le rythme des saisons et le temps relatif, non quantifiable de manière absolue), l’apparition des armes à feu et des armées modernes, impliquant le recours à des soldats professionnels, qui reçoivent une solde, le besoin d’argent des États modernes pour financer ces soldes et ces armes, la destruction des possibilités de subsistance autonomes (destruction des communaux, mouvement des enclosures) qui permet notamment de financer les budgets étatiques, la valorisation du travail dans les monastères, la naissance de l’individu et du sujet moderne.

L’apparition du capitalisme va aussi de pair avec l’apparition d’un esprit du capitalisme. Le suffixe -isme suggère une idéologie, une doctrine, ou peut-être une croyance. Le système capitaliste suscite un esprit du capitalisme, et s’en nourrit. Max Weber a montré les liens entre l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, dans son célèbre livre éponyme. À ce premier esprit du capitalisme, se sont progressivement succédé un deuxième puis un troisième esprit du capitalisme, bref, cet esprit évolue au fil de l’évolution du système capitaliste. À l’exigence du travail, se surajoute progressivement l’exigence de la consommation, tandis que certaines critiques sont intégrées et détournées.

Une inversion fétichiste

L’inversion entre l’abstrait et le concret, le quantitatif et le qualitatif, conduit à subordonner la réalité concrète à des lois abstraites. Mais il ne s’agit pas simplement d’affirmer que derrière la réalité concrète, il existe des lois abstraites, comme la loi de la pesanteur. Il s’agit en plus d’imposer dans la réalité concrète le respect de lois abstraites.

Le capitalisme pourrait être vu comme le triomphe de la raison, qu’on peut critiquer de manière romantique en rappelant l’importance de l’imagination dans la vie humaine. Mais on passerait à côté de l’essentiel : que le capitalisme est une folie. Il ne repose pas d’abord sur l’exercice de la raison par des gens qui s’organiseraient consciemment, mais sur l’abdication de la raison concrète devant la loi de la valeur.

S’il en était autrement, il nous serait facile de résoudre les problèmes de pauvreté, d’enrayer le désastre écologique, en nous asseyant autour d’une table.

Le capitalisme est un fétichisme, autrement dit l’adoration d’objets fabriqués par l’homme, à qui on prête des qualités surnaturelles. Il est un fétichisme de la marchandise.

« Les marchandises ne peuvent pas aller d’elles-mêmes au marché, elles ne peuvent pas s’échanger elles-mêmes. Il nous faut donc se tourner vers leurs gardiens, les possesseurs de marchandises. » plaisantait Karl Marx. De fait, l’échange de marchandises répond à des lois qui dépassent les humains, alors même que c’est eux qui les ont inventées.

C’est ainsi que ce fétichisme se manifeste le plus souvent : « c’est la loi du marché », « ce sont les lois de l’économie », « les marchés vont sanctionner la France ». Il y a quelque chose de surnaturel qui nous dépasse, sur lequel nous n’avons pas de prise, et qui dicte nos vies davantage que nous pouvons le faire nous-mêmes.

Comme les peuples étudiés – parfois avec condescendance – par les ethnologues, nous voyons un mana, une force surnaturelle, dans des objets que nous avons-nous-mêmes construits. Ils voient une force particulière dans les fétiches du clan, nous voyons de la valeur dans les marchandises.

Et comme les habitants de l’île de Pâques, nous courrons le risque d’un effondrement de notre civilisation, à force de couper du bois (ou de pomper de l’essence) pour ériger et déplacer nos fétiches.

La marchandisation du monde

La valeur ne peut que croître. On ne peut lui refuser, sinon tout s’effondre. Dit autrement, il faut de la croissance, verte, bleue, rouge, marron, comme vous voudrez, mais il faut croître. Ce qui signifie, pour les acteurs de l’économie, créer de la valeur, ou bien, c’est la même chose, faire de l’argent.

Pour faire de l’argent, il faut se distinguer des concurrents, au moins nationaux. Or, en augmentant la productivité de la production, on réduit le travail nécessaire, on peut vendre moins cher, ce qui nous permet de vendre plus, en nous démarquant des concurrents. On augmente la valeur créée par notre entreprise, mais cette augmentation est de courte durée. Une fois que nos concurrents ont adopté nos méthodes, ou nos outils, c’est le prix du produit qui baisse. Il faut donc créer de nouveaux produits, ou conquérir de nouveaux marchés, ou les deux.

Cette dynamique conduit à devoir faire entrer toujours plus de pays et toujours plus de secteurs sous le règne de la marchandise. Parfois des secteurs ne sont pas rentables, ou des barrières sont mises à la marchandisation du monde pour préserver la bonne marche de la société. Mais cela ne signifie pas qu’ils restent imperméables à la logique marchande. L’école, même financée par des fonds publics, joue un rôle clé dans le maintien de la société marchande. Elle forme les travailleurs, permet une justification des inégalités, enseigne la rationalité économique du sujet moderne, et inculque aux enfants dès le plus jeune âge qu’ils ont besoin d’un service – l’école – pour répondre à un besoin – l’éducation. Dès lors qu’elle a une valeur ajoutée satisfaisante en garantissant par exemple de donner accès à un emploi bien rémunéré à ses clients élèves, elle peut d’ailleurs devenir payante.

La technique indifférente

La Technique, les outils, les institutions que bâtissent les hommes ne sont pas parfaites, ne sont pas forcément toujours bénéfiques. Même le médicament qui peut sauver notre vie, à trop haute dose, est un poison. De même, certaines techniques deviennent néfastes, soit par elles-mêmes, soit par leurs conséquences ; soit dès qu’elles existent, soit à partir d’un certain seuil.

Seulement, nous sommes impuissants à les contrôler. Le capitalisme ne conduit pas simplement à produire différemment les mêmes choses, il n’induit pas simplement une accélération de la production, mais il a un impact sur la nature des choses qui sont produites, et nous enlève la possibilité de choisir quelles techniques favoriser ou limiter. L’alimentation industrielle et ses scandales illustre cet impact du capitalisme sur le contenu de ce qui est produit : si empoisonner les sols et nos assiettes permet de créer plus de valeur, il devient périlleux, y compris pour les gouvernants, de chercher à l’empêcher. S’ils agissent, c’est toujours en encourageant la recherche d’autres voies à même d’être suffisamment rentables, quitte à repousser le changement « faute d’alternatives économiquement viables ».

L’humanité utilise des techniques très diverses depuis fort longtemps. Mais le capitalisme est porteur d’une indifférence complète au contenu des techniques, comme au contenu de la production.

En inventant un moi abstrait, en me considérant moi-même comme une chose pensante, un pur esprit accroché à un corps-machine, je renonce par la même occasion à toute action réelle sur le monde concret. Je dois « changer mes désirs plutôt que l’ordre du monde », quand bien même il devient évident que l’ordre du monde est destructeur, que les techniques que nous employons sont contre-productives et potentiellement destructrices.

La loi de la valeur fournit ainsi un moteur d’une puissance folle au progrès technique, mais en demandant aux hommes à renoncer au volant qui leur permettrait d’orienter ce progrès pour qu’il en soit vraiment un, et au frein qui me permettrait de stopper cette course folle lorsque l’abîme s’approche dangereusement.

Les contradictions du capitalisme

Tout un discours a été fondé sur les contradictions du capitalisme. Contradictions inhérentes à sa logique qui seraient susceptibles de le mener à sa perte (voire à notre perte).

À l’échelle la plus petite, la séparation d’une marchandise entre un côté concret et un côté abstrait génère une opposition, un conflit, qui se manifeste à plusieurs échelles. Entre le côté abstrait et le côté concret du travail. Entre la création de valeur et l’épuisement du travailleur et des ressources. Entre l’accumulation d’argent et les intérêts des travailleurs. Entre le capital et le travail, les capitalistes et les travailleurs, la bourgeoisie et le prolétariat.

La lutte des classes elle-même, entre bourgeois et prolétaires, peut s’analyser au travers de cette contradiction de base. Puisqu’il faut tout de même (malheureusement) un travail concret pour pouvoir générer de la valeur abstraite, il y a la possibilité d’un conflit entre celui qui veut générer toujours plus de valeur, et celui qu’on fait travailler concrètement. Entre l’exploitant et l’exploité.

Les crises sont aussi des moments où les contradictions se résolvent, et notamment la contradiction entre la création potentiellement illimitée de marchandises pour générer plus de valeur, et la consommation de ces marchandises, qui implique qu’elles aient une valeur d’usage pour ceux qui les achètent. La crise permet de diminuer la production, de manière à ce que production et consommation s’équilibrent. Les salaires peuvent augmenter, de manière à ce que la production puisse s’écouler.

Les contradictions et les oppositions ne s’arrêtent pas à la lutte entre exploiteurs et exploités. Elle touche aussi aujourd’hui ceux qui ont un travail, et ceux qui en sont exclus, car la quantité nécessaire de travail humain se réduit. Elle sépare les territoires, les entreprises ou les pays où on investit, et ceux qui n’en valent pas la peine.

Les violences du capitalisme

Le capitalisme engendre trois grandes violences : contre les personnes, contre le lien social, et contre l’environnement.

Une violence contre les personnes, d’abord. En hiérarchisant les gens entre ceux qui sont des sujets modernes authentiques et les autres, la logique de la valeur crée des catégories d’individus qui sont exclus du statut de sujet. Elle induit une subordination entre les personnes en fonction de l’intériorisation de ses règles : plus je m’auto-discipline, plus j’accepte le travail, plus j’intègre la rationalité instrumentale, plus je suis un véritable sujet. Les femmes, les enfants, les populations non-occidentales, sont traditionnellement rejetés hors de ce statut. Il n’accepte d’intégrer ces exclus qu’à condition qu’ils renoncent à leurs différences.

Mais la violence ne s’exerce pas seulement contre les exclus, elle s’exerce contre l’homme lui-même. Le travail notamment, crée des souffrances, y compris chez les travailleurs les mieux lotis. Plus encore, le sujet le mieux intégré au régime capitaliste est narcissique. Il alterne entre une volonté de toute-puissance et un sentiment d’impuissance totale. Il ressent à plein le vide de sa condition.

Ce vide est lui-même une des manifestations de la violence capitaliste contre le lien social. Le développement du capitalisme s’est fondé sur la destruction progressive des communautés humaines, au sens des liens concrets qui unissent les humains entre eux. Cette destruction n’est pas achevée, mais ont d’ores et déjà été balayés la plupart des liens forts qui contribuaient à donner un sens à l’existence. Le capitalisme offre pour alternative de pouvoir virtuellement entrer en contact avec la terre entière, sans limites, via l’argent, mais il a bouleversé la nature des relations humaines.

Enfin, la dernière grande violence exercée par la logique capitaliste est celle contre la nature, y compris contre la part naturelle de nous-mêmes.

Pour conclure

Le capitalisme s’apparente ainsi non seulement à un mode de production économique, mais plus encore à un mode d’organisation sociale fétichiste où les humains sont condamnés à entrer en contact via des marchandises, et à vivre selon une logique qu’ils ont eux-mêmes théorisée mais qui les dépasse.

Davantage que la propriété publique ou privée des moyens de production, ou que l’existence de la lutte des classes, ce qui fait le cœur du capitalisme, c’est la dynamique de production elle-même, vide de tout contenu, et qui se révèle être un fétichisme de la marchandise.

Ce fétichisme consiste en une inversion entre l’abstrait et le concret, et réduit les hommes à des spectateurs du spectacle des marchandises s’organisant entre elles. Il nous offre comme seule liberté une liberté abstraite, vidée de tout contenu, et consistant essentiellement à appliquer le plus parfaitement possible ses lois absurdes.

 

 

Pour poursuivre cette réflexion :

Christian Höner, « Qu’est-ce que la valeur ? – De l’essence du capitalisme », article accessible ici.

Anselm Jappe, Les aventures de la marchandise et La société autophage.

Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale.

Jérôme Baschet, Adieux au capitalisme.

André Gorz, Écologica.