L’histoire n’est pas faite d’événements surgissant tel des coups de théâtre ponctuant la grande pièce que se joue l’humanité depuis 5000 ans. Marx aimait dire « ce sont les Hommes qui font l’histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font », l’humanité joue sans connaître son texte la grande pièce de son histoire dont elle est pourtant l’auteure.
Mais il existe des événements, peut-être d’allure anodine dans la grande fresque du temps humain, qui semblent surgirent et faire basculer l’histoire dans un chapitre au sens tout autre que le précédent. Il s’agit moins là d’un surgissement réel que d’un effet de surgissement. Un effet produit par le pouvoir de cristallisation d’un tel événement qui catalyse une série de repères, de mémoires, de passions et d’affects en un point. Un point qui donne sens à des doutes, des intuitions, des incertitudes. Un point de basculement, un basculement dans l’esprit des Hommes donc un basculement dans le cours de l’histoire.

Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 une berline lourdement chargée quittait la cité parisienne encore fébrile de plusieurs mois révolutionnaires. A bord de ce convoi inhabituel se trouvait Louis Capet, Marie-Antoinette l’Autrichienne et leurs deux enfants tentant de fuir vers la frontières pour retrouver des forces armées qui marcheraient sur Paris et mettraient à bas les premiers pas révolutionnaires accomplis depuis 1789. L’histoire nous la connaissons, la fuite fut un échec, Louis Capet et sa famille firent leur retour à Paris dans un silence de mort, le 10 août les Tuileries furent prises d’assaut par les révolutionnaires, le 21 septembre la République fut proclamée et le 21 janvier 1793 Louis vit sa tête tomber.
Cet événement connu aujourd’hui sous le nom de la fuite de Varennes peut nous paraître majeur mais rien alors ne laissait penser le basculement qu’il avait opéré dans les esprits et la précipitation révolutionnaire, salvatrice, qui en suivie. L’autorité et l’ordre que cette première entretient ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent. Ce consentement ne s’obtient que par l’entretien d’affects positifs à l’égard de l’ordre dominant, mais notre esprit est tel une balance affective déterminant nos actions. La multitude ne remettra pas en cause l’ordre dominant temps que la balance affective de la plupart des individus la composant ne se retrouvera pas inversée et ne les amènera pas à considérer comme plus désirable d’abolir l’ordre dominant que de le conserver. Cette conversion de la multitude se déroule par un lent processus d’affection mutuelle entre ses membres. Les plus sujets aux dominations de l’ordre en place seront les premiers à connaître le basculement de leurs désirs, et les autres individus de la multitude, capables du fabuleux pouvoir de compassion, se verront aussi affecter vers le lent basculement de leurs désirs. D’abord naîtra la pitié, puis le doute, l’indignation et enfin la révolte. Dans une société sur le chemin du basculement le moindre événement peut amener du doute à la révolte.
Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792 son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus a gagné dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation. En voyant ce monarque traître revenir dans la capitale le peuple compris qu’il n’avait plus à faire à son protecteur mais à son bourreau. Le peuple saisit la portée de siècles de dominations, de privilèges, d’oppression, de mensonges et réalisa dans un mélange probable de colère froide et de désespoir brûlant que ce bon roi n’était pas le garant de droit divin du seul ordre possible et souhaitable mais la figure de l’ordre dominant à démolir.

Le 23 juin 1791 fut pour le peuple un jour de trop, un jour de trop dans le mépris, dans le mensonge, dans l’oppression. Un jour de trop avec la volonté d’en finir.

Dans la nuit du 8 au 9 avril 2018 le gouvernement du président Emmanuel Macron envoya 2500 gendarmes sur-armés sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes pour œuvrer avec violence à son évacuation et à la destruction des lieux de vies locaux. La ferme des 100 noms, symbole si il en est un d’un avenir alternatif, paisible et écologique possible, fut détruite dans l’attaque.
A Nanterre des hordes de CRS attaquèrent les étudiants en lutte pour leurs droits et ceux des générations futures, dans un climat glaçant l’université retomba dans le silence gardée par ces chevaliers noirs du pouvoirs. Tandis que la journée, à l’image de ces dernières semaines rugissantes, fut marquée par l’indignation publique réprimée dans la force des matraques et la violence suffocante des nuages de gaz lacrymogène. En quelques heures s’exprimèrent toute l’horreur d’un gouvernement oligarchique refusant l’existence même de l’alternative à lui même, aussi bien dans les paroles que dans les actes. L’horreur d’un monde où le rêve est interdit, où l’Etat de droit est celui du plus fort, où le peuple est indésirable en son propre domaine, l’espace public, et violenté en conséquence de sa volonté acharnée à exercer son droit le plus absolu et imprescriptible, la souveraineté.
Ce 9 avril, journée froide et sombre, s’acheva par ces mots présidentielles « Le lien entre l’Église et l’État s’est abîmé, il nous incombe de le réparer. » Comme jouissant d’un retrait monacale du reste de la société Macron, sourd et aveugle à l’existence même de son peuple, proclame en ces mots d’un autre temps tout son vil mépris de la République et de son peuple. Macron devint en ce 9 avril 2018 un Louis Capet traître à la Nation, comprenons alors que nous ne traitons pas avec notre président mais notre bourreau. En ce jour s’offre à nous l’expression la plus violente de décennies de dominations, répressions, exploitations, et mensonges. Puisse le peuple comprendre que ce président n’est pas le garant de l’ordre démocratique mais une nouvelle figure de l’ordre à démolir !

Tel le 23 juin 1791, le 9 avril 2018 à l’allure de l’un de ces jours de trop, ces jours qui font basculer la balance affective d’une part si importante de la multitude qu’ils font basculer l’Histoire elle-même. Un jour de trop avec la volonté d’en finir.