On ne comprend rien à cette horde de jeunes (ou vieux) manifestant·e·s qui scandent « tout le monde déteste la police » si on entend « tout le monde déteste la polis », au sens de la cité en grec ancien !

On entend moins souvent le slogan « tout le monde déteste la politique », à part peut-être dans la bouche des autorités officielles qui déplorent que les luttes sociales soient « parasitées par des militants politisés à fins de récupération ». Pourtant, c’est un mot d’ordre largement partagé. D’une part, on pourrait définir qui fait partie du « peuple » par son adhésion plus ou moins grande au slogan « tout le monde déteste les politiques », au sens des hommes politiques (l’écriture inclusive ici n’a pas grand sens). En disant cela, on exprimerait notre dégoût de ceux qui exercent un pouvoir sur nous, et qui, à la différence de certains tyrans, ont en plus le culot de se prétendre légitimes, sous prétexte d’avoir été plus ou moins choisis par défaut parmi deux ou trois de leurs pairs qu’on déteste tout autant.

Alors, c’est la première façon d’entendre « tout le monde déteste la politique », on peut se dire, dans une version plus politisée de ce slogan : « les élus ne représentent qu’eux-mêmes ». Et en plus prétendent exercer sur nous un pouvoir légitime. Même les sondages corroborent cette détestation des politiques, bien au-delà des cercles libertaires, des dangereux anarcho-autonomes d’ultragauche et autres professionnels du désordre !

Mais il y a sans doute deux autres façons d’entendre ce slogan rarement scandé bien que souvent présent en filigrane dans les conversations.

La deuxième est une façon de dire « je ne fais pas de politique », au sens où je ne prends pas position. Je n’ai pas d’avis tranché sur la controverse en cours. Je ne veux faire souffrir personne. Pour poursuivre sur la lancée grecque, la grande helléniste Nicole Loraux souligne, dans une série d’articles compilés dans La cité divisée, à quel point était fort dans la cité athénienne l’impératif à se positionner lors d’un conflit. On pardonnait plus facilement aux ennemis d’une lutte – y compris d’une guerre civile – qu’à ceux qui refusaient de prendre position. La neutralité était une aberration, le centrisme une hérésie. Un citoyen tranche, prend parti. Il ne dit pas « je n’ai pas tous les éléments », sinon il démontre sa faiblesse, son incapacité à être un acteur politique – donc un acteur de la polis, de la cité.

Cette condamnation révèle l’absurdité des déclarations des dirigeants qui disqualifient tout motif idéologique ou politique dans les prises de position contre leurs lois. Oui, évidemment que les étudiants bloquant leurs universités et les zadistes occupant des bocages jadis promis au béton sont « politisés ». Ils prennent position. Et pour prendre position, ils ne se préoccupent pas uniquement de la bonne gestion des affaires de la cité. Ils n’ont pas à étudier techniquement les détails des piloris qui soutiendront la piste d’aéroport, si ce n’est pour soutenir une conviction politique.

Dans ce sens-là, la politique n’est pas un gros mot, n’en déplaise au paradigme néolibéral. Eux, leur paradigme implique de céder toute raison axiologique, toute réflexion sur les fins, toute interrogation sur le sens ou toute recherche d’une vie bonne ensemble, au profit d’une unique façon de raisonner : comment gérer au mieux, en se soumettant corps et âme aux raisons de la valeur économique ? Vous n’avez pas d’autres raisons valables de vous exprimer que pour défendre votre intérêt particulier d’acteur économique – voilà pourquoi la lutte des cheminot·e·s est, quelque part, malgré tout, pour eux, « légitime », même s’ils ajoutent aussitôt que leur intérêt est mal compris, puisque la concurrence rendra leur vie mille fois plus belle.

Dans ce sens-là, on doit malheureusement s’inquiéter de ce slogan « tout le monde déteste la politique », comme d’une victoire culturelle de cette conception mutilante de la politique.

Enfin, il y a probablement au moins une troisième façon d’entendre ce même slogan. Il décrit assez bien ce qu’on peut entendre lorsqu’on parle aux gens de travail collectif, ou de leur implication dans n’importe quelle organisation humaine.

Ils peuvent vous dire, par exemple, que ça se passe globalement bien, mais qu’il y a des « problèmes politiques ». Cela voudra rarement dire – dans leur bouche – qu’il y a des controverses philosophiques en cours sur l’avenir de l’organisation, mais plutôt qu’il y a des magouilles, des luttes de pouvoir ou d’influence, des clans, des affidés. Et peut-être qu’en posant la question aux personnes impliquées dans ces conflits, ils vous parleront volontiers de leurs différences de points de vue sur l’avenir de leur organisation, sur leurs oppositions philosophiques, et dénonceront au détour d’une phrase les filouteries de l’adversaire, mais sans dire un mot, à l’inverse, sur leurs propres manœuvres.

Dans ces cas-là, il sera souvent difficile de distinguer l’un de l’autre, ce qui relève d’un conflit politique réel, d’avec ce qui relève de manœuvres politiciennes. On parlera des copains, des secrets, des amitiés comme de vices, et de la transparence comme d’une vertu. Ceux qui ne participent pas au conflit se targueront de leur neutralité et de leur capacité à prendre de la hauteur sur ces querelles.

On ne peut évacuer d’un revers de la main cette ambivalence de la « politique ». Ceux qui prennent position cherchent aussi à emporter l’adhésion du groupe, et on ne peut disqualifier cette tentative sans disqualifier en même temps l’existence même d’une véritable société, ou d’une véritable organisation, dans laquelle la direction à prendre fait l’objet de débats vivants. Dans une certaine mesure, c’est encore la doctrine néolibérale que nous formulons lorsque nous déplorons ces politicailleries. Dans une autre mesure, c’est aussi une condamnation de l’exercice d’une domination de quelques-uns sur toutes et tous, qui renvoie à la première interprétation évoquée ici de ce qu’est la politique.

Nous ne devrons alors pas confondre l’effort pour lutter contre les dominations d’avec ce qui relève de la vie humaine normale en société.

Dans ces organisations où l’on déplore les manœuvres politiciennes, c’est bien souvent la hiérarchie qui fait la distinction entre ceux qui prennent position et ceux qui restent neutres. Comme les esclaves de la cité athénienne, ces derniers ne sont pas citoyens, non pas parce qu’ils choisissent de pas prendre position, mais parce qu’ils ne le sont pas hiérarchiquement parlant. C’est cet enjeu de l’exercice du pouvoir sur le reste de l’organisation qui fait qu’on peine à distinguer la lutte pour le pouvoir en tant que domination sans partage sur un « peuple » d’une lutte pour influencer la stratégie de l’organisation.

Dès lors, comment faire ? Que serait un quatrième sens de la « politique », qu’on ne détesterait pas ? Cela revient à démêler les différents dégoûts de la politique qui s’expriment, sans en faire l’amalgame.

Refuser la politique des professionnels du gouvernement, mais refuser aussi de détester ce qui est humain dans la politique, y compris ses imperfections. Refuser de rejeter les idées, les débats, les idéologies, mais sans pour autant attendre que l’humain soit débarrassé de ses intérêts, de ses liens et de ses affects et se conforme à des attentes idéales à son égard. On voudrait parfois une situation parfaite où non seulement les gens sont égaux, mais sont également d’une égale lucidité et d’une égale placidité, d’une honnêteté impeccable et d’une transparence à toute épreuve. On peut remettre en question les dominations, les hiérarchies, tendre vers l’autogouvernement des groupes humains, sans créer un « homme nouveau ». Les coups bas ne sont, fondamentalement, pas le problème. Dès lors que nous ne situons pas le problème de la politique sur le terrain de la morale, nous ouvrons un champ des possibles beaucoup plus étendu.

Je crois que nous devons cesser de croire qu’il y a besoin d’humains augmentés pour imaginer vivre autrement. D’autant plus que l’humain augmenté qui n’aurait pas de liens d’attachement, pas d’amitiés, pas de volonté de s’affirmer et d’influer de façon décisive sur la vie de son organisation, de sa communauté, de sa société, serait surtout un humain diminué. L’humain qu’on est en train de produire aujourd’hui.

Nous pouvons apprendre à aimer de nouveau cette part de la politique qui consiste en un conflit, entre des conceptions idéologiques ou stratégiques différentes et, indissociablement, entre des préférences personnelles différentes. On ne gagne rien à fantasmer une harmonie hors-sol. Pas plus qu’une transparence glaciale, un œil sur notre Bloomberg et l’autre sur nos « réseaux sociaux ».

L’autogouvernement n’implique pas l’éradication du conflit. Il change radicalement la nature du pouvoir, en le désinstituant et en le délégitimant – reste l’influence réciproque que les humains gardent les uns sur les autres. Il permet de désamorcer la révolte ainsi qu’un grand nombre de frustrations, sans pour autant créer un humain parfait, plat, placide, pacifique.

L’émancipation, c’est conquérir la possibilité de participer aux conflits, et pas simplement être laissés en paix. Ne jetons donc pas le bébé avec l’eau du bain. Chercher à convaincre les autres, s’affronter par des opinions différentes, pouvoir être en désaccord et avoir des espaces pour se parler, c’est une autre acception du mot politique, que celle-là nous pouvons défendre.

Une politique qui tient compte du fait que les humains sont capables de s’auto-organiser et qui ne leur reproche pas la manière dont ils s’organisent, leurs tendances aux querelles ou leurs élans.

Pour nous qui devons manœuvrer dans la société telle qu’elle est, et qui nous appuyons sur la politique au sens de conception du monde, difficile finalement de diffuser cette conception sans être dans une logique de prise de pouvoir, plus ou moins masquée. À chaque niveau, il s’agit de remettre en place une politique du quotidien, de l’autogouvernement des groupes, tout en étant capable de résister aux assauts du pouvoir coercitif, tout en s’organisant pour résister et grandir en tant que force. Distinguer nettement les deux, en interdisant à la force plus traditionnelle d’interférer sur les groupes de vie, c’est l’hypothèse que font certain·e·s. La politique du commun, d’un côté, en construction, la politique qu’on déteste, de l’autre, en résistance.