Êtes-vous écolo ?

« Je suis écolo » : par là votre interlocuteur cherche à vous dire qu’il trie ses déchets ou qu’il se déplace à vélo. Si vous demandez à quelqu’un s’il est écologiste, il est probable qu’il vous réponde spontanément sur le même plan, en vous disant, par exemple, qu’il ne l’est pas, parce qu’il ne fait pas assez attention, mais qu’il essaie de s’y mettre.

L’écologiste, d’après cette définition implicite, est donc en quelque sorte « une personne écologique », comme il y a des produits écologiques, à impact limité sur la planète.

Plus largement, sont maintenant dits « écolos » ceux qui font des « petits gestes » pour l’environnement.

Les grands partis écolos, les entreprises écolos, les grands sommets écolos, favorisent, vantent, encouragent ces petits gestes et leur accumulation à l’échelle mondiale.

L’écologie, c’est un marché nouveau, qui s’adresse à des gens, des entreprises et des gouvernements plus responsables que les autres. Ceux-ci veillent à développer et à consommer des produits écologiques, et calculent plus ou moins précisément leur impact environnemental.

Qu’on appelle ces gens bobos ou écocitoyens, que ces entreprises soient labellisées « bio » ou « RSE », que ces gouvernements soient « écologistes » ou « Make our planet great again », ils achèteront des solutions pour corriger les conséquences néfastes de la production économique.

L’écologie, c’est donc une opportunité de création d’emplois, qui vont permettre de boucher les trous que nous continuons de creuser pour maintenir à flots notre économie.

L’écologie, c’est une part de marché à la fois économique et politique.

Leur écologie, c’est la croissance verte, une nouvelle façon de faire la même chose mais de manière encore plus responsable.

 

Mais que diantre vient faire ce -isme dans écologisme ?

Ce même -isme qu’on retrouve dans communisme, socialisme ou libéralisme et qui désigne un système d’idées ou un courant de pensée, nous l’oublions parfois dans le mot écologisme…

L’écologisme est censé désigner un courant de pensée, et ce courant de pensée, bien qu’il soit traversé de débats et de contradictions, se distingue a minima de ce qu’on peut appeler l’environnementalisme, comme revendication d’une attention spécifique aux problèmes environnementaux.

L’écologisme se fonde notamment sur une préoccupation écologique, mais d’une part, l’écologie ne s’arrête pas à la question du climat ou de la protection de notre environnement naturel, et d’autre part, il s’agit de remettre en cause globalement le système qui produit ces désastres écologiques.

Les écologistes veillent donc eux aussi à nuire le moins possible à la planète à court terme, à consommer moins et différemment, mais tout en sachant que l’essentiel de la « transition écologique » est ailleurs.

Elles et ils nomment productivisme la tendance irrépressible de notre civilisation à produire toujours plus sans raison apparente.

C’est cette tendance à produire toujours plus qui est à l’origine des dégâts multiples sur notre santé, sur la planète. Cette tendance commune aux pays sous domination occidentale, Union soviétique comprise. Cette tendance propre à l’Occident moderne mais valable quel que soit le parti au pouvoir.

La croissance, qu’elle soit verte, rouge, ou bleue, est tout aussi vide de sens, pure accumulation de produits plus ou moins inutiles. On peut diminuer l’impact écologique de ces produits, mais pas l’annuler. En outre, l’impact écologique ne s’arrête pas là.

La foi dans la technique implique aussi des conséquences ravageuses pour la société humaine. En premier lieu, l’explosion des inégalités, puisque chaque nouvelle technique n’est véritablement efficace et signe de richesse que tant que seuls les riches y ont accès. Quand tout le monde peut accéder au train, on invente des trains plus rapides et plus chers. Quand tout le monde a accès à un nouvel objet – culturel ou pratique comme un smartphone –, il faut chercher ailleurs une distinction sociale. Mais la technique elle-même devient contreproductive lorsqu’elle est trop répandue. Quand tout le monde a une voiture, il y a des embouteillages et la voiture n’avance plus. Quand les lignes de train sont surchargées, la qualité du service se dégrade, et on crée des lignes spéciales plus rapides qui finiront par subir le même sort.

La croissance de manière générale repose sur une accumulation de travail qui implique de subordonner au travail toutes les autres activités humaines.

Notre santé peut être sacrifiée sur l’autel de l’emploi, la pollution peut se justifier par la nécessité du progrès, la souffrance au travail par la nécessité de la croissance.

Nous sommes en permanence embarqués malgré nous dans la grande mission civilisatrice de la Raison, qui prétend être capable de corriger ses erreurs passées, en usant de la même méthode. Nous étendons l’ingénierie à la vie toute entière, de la biologie à l’organisation politique, où des experts dûment mandatés savent ce qui est bon pour nous. Désormais ils savent aussi comment nous devrions consommer pour nous sentir mieux dans nos baskets.

Dans notre société experte, nous accumulons des heures de travail, des marchandises, des compétences, des manuels, de la connaissance. Nous autres humains, pauvres rouages dans cette mécanique, nous n’en savons jamais assez, si bien que les programmes scolaires se remplissent toujours plus, que la scolarité s’étend, que la formation devient continue. Grâce à notre dévouement individuel, nous accumulons collectivement de quoi maîtriser rationnellement tous les aspects de la vie humaine, de la construction de fusées aux rencontres amoureuses.

Sommes-nous si rationnels ?

Depuis le début de l’ère moderne, des penseurs font cependant remarquer qu’il y a un étrange parallèle entre notre très rationnelle civilisation occidentale moderne et les habitants de l’île de Pâques.

Ceux-ci étaient fétichistes et voyaient des pouvoirs magiques à leur statues de pierre, une force divine qui les rendaient plus grands à leur contact. Ils se mirent à ériger toujours plus de statues, en les déplaçant d’un bout à l’autre de l’île sur des rondins de bois. À force, ils coupèrent tant d’arbres qu’ils brisèrent l’équilibre écologique de leur forêt et de leur île toute entière.

Comme les habitants de l’île de Pâques, nous sommes fétichistes. Mais celles que nous adorons, ce ne sont pas des statues de pierre concrètes. Ce sont des marchandises, à qui nous prêtons une valeur économique. Alors nous organisons toute notre société autour du travail, pour produire ces marchandises, sous forme d’objets, de services, de prestations, qui s’échangeront à un certain prix et nous permettront d’être tous plus riches.

Ce productivisme fétichiste ne produit pas seulement des objets inutiles parfois jetés quasi immédiatement à l’image des paquets d’emballage. Il produit aussi une société qui se décompose à force de détruire tout ce qui ne relève pas de l’économie, et des individus narcissiques qui ne trouvent plus de sens faute de liens sociaux gratuits et authentiques.

La maîtrise technique et économique de nos vies devient telle qu’il est difficile de ne pas devenir froid et résigné, quasi impossible de ne pas être emporté, au moins par moment, dans l’hubris consolatrice qui consiste à consommer autant que faire se peut, quasi impossible de ne pas souffrir de l’écart qui existe entre ce que la société nous demande d’être et ce qu’on est.

Ce productivisme fétichiste nous fait nous considérer comme inutiles, prisonniers d’une logique qui nous dépasse, en même temps qu’on tente de faire passer pour responsable de la catastrophe en cours.

Car au passage, nos experts ont repris et détourné le discours écologiste du colibri qui fait sa part, pour nous désigner comme boucs-émissaires d’une écologie des consommateurs. Nous sommes coupables tout en étant impuissants, tout en vivant au jour le jour les obligations issues de cette logique fétichiste et bien réelle : l’emploi, le crédit, la production. Nous avons fini par nous imaginer qu’il en a toujours été ainsi et qu’on ne peut vivre autrement.

Alors nous obéissons aux injonctions à faire un « petit geste » pour le climat, tout en conspuant les zadistes et leurs cabanes de bois, sans voir qu’ils bâtissent une alternative parmi d’autres à notre emprisonnement.

Les petits gestes d’une écologie de l’autonomie

Le véritable enseignement d’un écologisme suffisamment radical, ce serait plutôt de sortir de l’économie et de ses avatars. Non pas au sens d’arrêter de produire ce dont nous avons besoin, comme l’humain l’a toujours fait. Les alternatives à une société inféodée à l’économie, ce ne sont pas des modes de vie figés, ce sont des modes d’organisation de la société conscients, qui ne reposent pas sur des fétiches. Ils ne sont ni parfaits ni utopiques, ils sont simplement moins dangereux, car ils ne sont pas fous comme l’est le système actuel.

Il s’agit de retrouver prise sur notre environnement direct, de faire société là où le lien social se distend, de nous réapproprier les différents aspects de notre vie – de la cuisine à la science, de l’éducation à l’architecture, des déplacements à la santé. Il s’agit de rechercher notre autonomie en refusant que tout soit conçu et pensé à notre place, de refuser ce meilleur des mondes pour bâtir concrètement ce qui nous semble être une vie bonne.

Nous devons nous penser mutuellement comme des êtres autonomes, et non des objets dont on pourrait optimiser le comportement, qu’on pourrait gérer et améliorer. Nous devons viser, dans la pratique, à faire grandir cette autonomie, par une éducation, une politique, des activités authentiques, débarrassées de cette volonté de maîtrise pseudo-rationnelle absolue ainsi que des catégories fétichistes et mutilantes du travail, de la croissance, et de la marchandise.

Le grand apport de l’écologisme, c’est la conscience que notre société s’autodétruit. On ne peut se contenter d’exiger l’égal accès de tous aux richesses produites, mais on doit remettre en cause le type de richesses produites, la substitution d’une richesse abstraite à des richesses concrètes, et l’organisation de l’accumulation illimitée de cette richesse abstraite, qui menace tout à la fois le lien social, notre santé mentale et notre santé physique.

Face à cette richesse abstraite, indifférente au concret, les petits ou les grands gestes, de l’achat en AMAP à l’insurrection zapatiste, ont valeur d’exemples et de laboratoires. Ils sont des commencements, des possibilités de résilience qui augmentent nos chances de résister à un grand effondrement. Des lueurs d’espoir aussi face au triomphe progressif de la barbarie ordinaire ou spectaculaire qui se déploie dans les pays de capitalisme avancé et sans doute plus encore dans les pays où l’économie s’est effondrée.

Ces gestes militants se doublent d’une conscience de leur action, et permettent d’approfondir des stratégies pour se détacher de l’imaginaire social dominant, dont la consommation est effectivement l’un des traits saillants. Et donc un terrain politique. Alors oui, changer de shampoing est un premier pas. Mais comme dirait Castoriadis, pas besoin d’avoir les cheveux sales pour être écologiste !